Rédigé par 7 h 56 min CDs & DVDs, Critiques

Couple en trio (Bach, Cantata a 2, OVNI baroque, Dauvin, Newhouse – Hitasura)

“Rarement un, jamais deux, toujours trois.” (proverbe québécois)

 

C’est un OVNI. Orgue & Violon Nouvelle interprétation, comme le précise facétieusement Emmanuelle Dauvin. Second de son espèce. la violoniste Emmanuelle Dauvin récidive dans ses périlleuses tentatives de femme-d’orchestre. On sait que Bruhn, Nicolaus Bruhns (1665 – 1697), jouait du violon et s’accompagnait au pédalier de l’orgue ! C’est cela que l’artiste a tenté de reproduire depuis 2017 en concert puis avec un premier essai discographique (Hitasura, 2021). Des pièces de Bach et de Biber “jouées avec les pieds”, avec une témérité et une conviction remarquables, pour un résultat à la fois personnel touchant et inégal..

Elle récidive avec ce deuxième opus plus abouti, consacré uniquement à Bach, et où elle n’est plus seule. C’est un duo ou un trio. La soprano Heather Newhouse prête en sa voix aérienne à cet ensemble de transcriptions tirées essentiellement de cantates, entrecoupées de pièces instrumentales. Duo ou trio, c’est à voir. Trio pour le nombre de voix, duo pour le nombre de musiciens.

Emmanuel Dauvin remet donc le couvert : elle joue à la fois du violon et de l’orgue, au pédalier. Voir la prestation en vidéo est tout bonnement spectaculaire, la blanche silhouette d’Emmanuelle Dauvin se balançant en une danse souple, presque allégorique, d’une sensualité inspirée, on pense à Botticelli devant ce violon aux pieds légers auxquels il ne manque que des sandales ailées. La première pièce (issue du prélude de la  BWV 1006 retriturée d’une basse continue puisée dans la BWV29) est un peu sèche, et pas franchement des plus convaincantes. Certes, la texture du violon s’avère magnifique. Emmanuelle Dauvin a troqué ses instruments précédents (des copies d’après Amati & Stainer) pour un magnifique instrument d’époque attribué à Antonio Mariani vers 1663. C’est un instrument doté d’une forte personnalité, puissant, résonnant mais pas trop, grinçant ce qu’il faut. On accroche tout de suite à ce violon qui râpe un peu, dont l’archet se balance avec une grâce fervente et apaisée. Les temps forts sont très marqués (un peu comme chez Alice Harnoncourt, la sécheresse en moins), la ligne mélodique toute en courbe, même si cela manque parfois un peu de respirations. La ligne de basse de l’orgue en l’église de Saint-Pierre d’Albigny en Savoie constitue un socle un peu pesant, d’une épure appuyée, assez épaisse. Les notes tenues finissent par lasser, on les trouvera d’une sobriété laborieuse, limitation technique oblige puisque le clavier n’est pas utilisé. Selon les pièces, l’on se prend à aimer aussi cette belle assise, posée, ferme, un peu brute.

Dès lors que la voix de la soprane Heather Newhouse entre en lice, celle-ci rétablit un nouvel équilibre, transforme les effectifs de cantates en quelque chose de chambriste et d’intime, presque un petit livre d’Anna Magdalena. La projection planante et sans vibrato, le timbre irisé d’agate polie, l’égalité entre les registres, le medium plein sans être corsé, les aigus doux et alanguis comme des crépuscules en contre-jour conviennent tout particulièrement à ce répertoire démonstratif mais pudique. Le choix des airs est magnifique. On se laisse porter par la douceur, la mélancolie, le demi-sourire de ces deux artistes, la complicité permanente qui s’en dégage en dépit d’une prise de son maladroite (f. infra). Emmanuelle Dauvin a reconstitué un semblant de cantate, insérant chorals, airs, récits, passages instrumentaux. Ce cheminement permet à la fois un cheminement et une progression logique, même si il demeure assez théorique, l’assemblage demeurant théologiquement comme musicologiquement assez hasardeux.

Il ne faut pas forcément de la virtuosité pour accrocher le mélomane. Avouons parmi nos passages favoris figure le choral “Ich ruf zu dir” d’une désarmante simplicité, dont le clapotis hypnotique et voilé, d’une profondeur blafarde et givrée, émeut par sa profondeur. Il est suivi par l’Adagio de la BWV 1001, qui permet à Emmanuelle Dauvin de re-affirmer – a violino solo – sa stature de violoniste, débarrassée du pédalier (qualités qu’on retrouve dans la Sarabande sombre de la BWV 1004). Le langage se fait plus torturé, plus mutique (cette fois-ci les silences et les hésitations sont de nouveau là, est-ce l’orgue qui la contraint à “remplir” davantage ?), d’une grandiose fragilité. Même le sémillant, paradoxal et italianisant “Ich bin vergnügt in meinem Leiden” (“je suis heureux dans mes souffrances”) est atteint d’un incurable spleen, Heather flottant telle une Ophélia. En parlant de dolorisme, le “Seufzer, Thränen, Kummer, Not” de la BWV 21 est magnifique, avec sa mesure en 12/8 en forme de houle et son violon déployant un ample tombeau. Même rêverie dans l’Adagio BWV 564, hésitant, presque timide. En revanche, le fameux “Bereite dir Jusu” nous a semble abordé sur un tempo par trop allant, d’une sophistication ourlée ; même la ligne de Heather Newhouse s’abandonne à des coquetteries. Le disque se conclut par le choral “Ach bleib mir en guise de finale, extrait de la BWV 6, spirituel et évanescent. C’est bien un OVNI, céleste et peu identifié, et l’on se dit qu’un DVD complémentaire aurait permis de prolonger la suspension musicale par l’extraordinaire vision du tour de force de cette violiniste /organiste, “en même temps” comme l’on dit souvent ces temps-ci.

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Technique : prise de son déséquilibrée. Violon capté de près et avec précision, soprano très réverbérée (selon les pièces !), orgue résonnant. Manque d’homogénéité de l’espace sonore, au profit du violon.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 27 juillet 2025
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