Campra, Tancrède
Les Temps Présents, dir. Olivier Schneebeli,
mise en scène Vincent Tavernier
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André CAMPRA
Tancrède
Tragédie-lyrique en un prologue et 5 actes, sur un livret d’Antoine Danchet d’après La Jérusalem délivrée du Tasse (1575).
Représenté pour la première fois à l’Académie royale de musique le 7 novembre 1702.
[TG name= »Distribution »]
Benoit Arnould, Tancrède
Chantal Santon, Herminie
Isabelle Druet, Clorinde
Alain Buet, Argant
Eric Martin Bonnet, Isménor
Erwin Aros, un Sage enchanteur, un Sylvain, un Guerrier, la Vengeance
Anne-Marie Beaudette, la Paix, une guerrière, une Dryade
Marie Favier, une guerrière, une Dryade
Ballet de l’Opéra – Théâtre Grand Avignon
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Vincent Tavernier, mise en scène
Françoise Denieau, chorégraphie
Claire Niquet, scénographie
Carlos Perez, lumières
Erick Plaza-Cochet, costumes
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles
Orchestre Les Temps Présents
Olivier Schneebeli, direction
7 mai 2014, Opéra Royal du Château de Versailles
Bien entendu, l’histoire contrariée de Tancrède & Clorinde d’après la Jérusalem délivrée du Tasse, cette « West Side Story » des croisades comme la vante les notes de programme, c’est d’abord le Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi, d’une puissance condensée inégalée. Mais, mis à part les discophiles qui chérissent leur enregistrement de Malgoire chez Erato (imparfait et tronqué, capté live durant les représentations d’Aix-en-Provence en 1990) et des représentations à Tourcoing en 2000 (toujours sous la houlette de Malgoire), cette tragédie-lyrique de Campra, qui fit pourtant l’objet de rien moins que 179 reprises jusqu’en 1764, a depuis trop longtemps désertée nos scènes.
A qui la faute ? D’abord au goût hélas trop répandu pour le Carnaval de Venise ou l’Europe Galante et autres joyeusetés plus décoratives du même compositeur. La faute également au superbe Idoménée de 1712, d’une épure dramatique plus nerveuse et plus directe. Il faut dire qu’Antoine Danchet, s’il est un librettiste de talent, n’a pas vraiment réussi à étoffer suffisamment la trame de ces amours tragiques entre le Paladin et la Sarrasine, et en dépit de l’adjonction d’un magicien, et de couples secondaires (Argant le général sarrasin est épris de Clorinde tandis qu’Herminie, « fille du Roi d’Antioche » est amoureuse du beau guerrier, et qu’Isménor le mage est épris de cette dernière), l’intrigue patine ponctuée par les divertissements et les scènes infernales.
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Olivier Schneebeli a choisi pour cette représentation la version modifiée pour la reprise de 1729 – dont nous n’avons pas eu le loisir de la comparer précisément à celle de 1702 mais dont le livret semble modifié. Ainsi, le récit expirant d’Argant « dans la nuit, Clorinde a pris mes armes » a disparu, au profit d’une trame resserrée sur le couple Tancrède / Clorinde. Le direction du chef, qu’on voit plus souvent à la Chapelle qu’à l’Opéra, s’avère d’une noblesse équilibrée, sait se couler dans ce style post-lullyste avec bonheur, même si l’on regrettera une battue parfois trop monotone, et un relatif manque de relief dramatique notamment dans les divertissements, malgré d’excellentes percussions. Toutefois, on ne saurait trop louer une vision « bien tempérée », à la William Christie ancienne manière ou digne d’un Gardiner en plus doux, qui concentre son attention sur l’intelligibilité du texte et le théâtre sous-jacent. A cet égard, la réalisation est exemplaire, et mis à part Erwin Aros, Marie Favier, et Anne-Marie Beaudette dans des rôles secondaires dénotant des soucis de justesse, les solistes font tous montre d’une déclamation soignée, et d’une admirable maîtrise de la prosodie.
Ainsi, Benoit Arnould campe un Tancrède plus galant que martial, dont on notera que Campra a confié le rôle-titre à une basse-taille (plutôt qu’à un haute-contre). En dépit d’une émission un peu large, qui finalement n’est pas si éloignée du portrait de ce chevalier assez mollasson sauf lors du combat final, le baryton parvient à insuffler une réelle générosité et humanité à son personnage. Face à lui, impériale, Isabelle Druet se révèle superlative et dévoile ses talents de tragédienne et d’amante maudite, tour à tour déchirante dès son monologue qui ouvre le second acte (« Suis-je Clorinde? »), entêtée (« Je romps mon esclavage » qui représente à la fois un aveu et une séparation), désespérément magistrale (le fameux « Etes-vous satisfaits, Devoir, Gloire cruelle ») puis sincère et expirante (« A la clarté du jour »). C’est son incarnation de chair et de sang, où la fierté et le devoir le dispute à l’amour, d’une gravité dépouillée et intense, qui rehausse le drame et lui confère les atours épiques du Tasse. Chantal Santon, sa rivale malheureuse, à qui Campra réserve une scène très proche de celle d’Armide (« Arrêter, arrêter, frappez plutôt mon cœur ») possède un timbre plus agréable et fait montre de belles articulations, mais demeure en-deçà de sa consœur, tant en termes d’investissement dramatique que de projection. Enfin, l’Isménor rocailleux et sombre d’Eric Martin Bonnet, aux graves puissants et à la brutalité sèche convient fort bien au perfide enchanteur, alors que le général d’Alain Buet, plus bonhomme, un brin engorgé, conserve une indéniable prestance.
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Les Chantres du CMBV, présents et incisifs, aussi à l’aise dans le registre guerrier, pastoral ou infernal, triomphants dans l’amer « Chantons les douceurs de la Gloire » allie précision et force dramatique.
La production qui a été crée en avril à Avignon bénéficie de la mise en scène de Vincent Tavernier, familier du répertoire du théâtre de Molière, de la comédie-ballet (on lui doit un splendide Monsieur de Pourceaugnac d’une vitalité extraordinaire), ou du ballet d’action (avec Jason & Médée / Renaud et Armide que nous avions pu chroniquer l’an dernier). La production de ce Tancrède s’inscrit dans cette même veine « historicisante » mais foncièrement moderne, et l’on saluera la beauté sobre des toiles peintes de Claire Niquet, qui semblent une épure de décor baroque, notamment les châssis avec obélisques et le tombeau, le raffinement des costumes fin XVIIème d’Erick Plaza-Cochet (que quelques accessoires convertissent en un instant en hordes sarrasines) et plus généralement la fluidité du jeu des acteurs, dans le respect du livret, et sans inutiles diversions ou gags. Les séquences de magie sont adroitement et vivement menées, tandis que Vincent Tavernier introduit avec naturel les divertissements qui émaillent l’action, en dépit d’un côté très « embarquement à Cythère » d’une décadence aquarellée digne de Watteau et autres fêtes galantes.
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On émettra toutefois plusieurs – menues – réserves : la première consiste en un Prologue que le metteur en scène ne parvient pas vraiment à illustrer du fait de sa nature statique, et qui se mue en un amas peu convaincant de courtisans cherchant naïvement la Paix, montant sur les tabourets, guettant l’horizon, haussant les épaules. Un parti-pris plus hiératique et grave eut mieux convenu, à la manière de ce que Gilbert Deflo avait adopté pour l’Orfeo par exemple, et aurait évité ce regard un peu désabusé que les spectateurs blasés n’ont pas manqué de relever. La seconde réserve est vénielle et sans doute liée à des considérations budgétaires : de nombreuses scènes se font devant un rideau noir fermé, ce qui est dommage et coupe les acteurs de leur environnement, alors même que le fond neutre de ciel de la toile de fond aurait pu davantage être exploité. Enfin, les lumières de Carlos Perez pourraient gagner à être plus mordorées et évocatrices, pour renforcer le climat pictural de l’ensemble.
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Enfin, on saluera l’effort des danseurs du Ballet de l’Opéra – Théâtre Grand Avignon, qui sous la conduite de Françoise Denieau ont réussi avec grâce à se couler dans les canons de la danse baroque, ainsi que l’Orchestre Les Temps Présents aux timbres évocateurs, avec d’excellents bois, des cordes précises et percutantes dans les attaques, et un continuo agile.
Ce spectacle fera l’objet d’une parution discographique chez Alpha, et l’on souhaite vivement que cette production réussie d’une rare œuvre de Campra, d’une grande rigueur et homogénéité, à l’altière beauté, avec la prestation superlative d’Isabelle Druet, pourra faire l’objet d’une tournée en France et en Europe. Remercions encore une fois le tandem d’Olivier Schneebeli et de Vincent Tavernier d’avoir si scrupuleusement renoué avec le genre du « théâtre mis en musique » en apportant une extrême attention et lisibilité au texte de Danchet hélas de plus en plus rare sur nos scènes où le primat du chant se fait parfois au détriment de la prosodie.
Viet-Linh Nguyen
Site officiel de Château de Versailles Spectacles
Étiquettes : Arnould Benoit, Campra, CMBV, Druet Isabelle, opéra, Santon Chantal, Schneebeli Olivier, Tavernier Vincent, Versailles, Viet-Linh Nguyen Dernière modification: 12 juillet 2014