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Art et Lumières au XVIIIème siècle : des rapports ambigus (Le goût de Diderot – Musée Fabre, Montpellier)

L’art a de tout temps entretenu des rapports plus ou moins étroits avec le politique. Après la parenthèse médiévale de la toute-puissance de la religion, qui englobait l’un et l’autre, la Renaissance est marquée par les commandes des riches seigneurs italiens (au premier rang desquels les Médicis), bientôt imités par les rois et les empereurs du reste de l’Europe.

Le goût de Diderot :
Greuze, Chardin, Falconnet, David… 

 

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L’art a de tout temps entretenu des rapports plus ou moins étroits avec le politique. Après la parenthèse médiévale de la toute-puissance de la religion, qui englobait l’un et l’autre, la Renaissance est marquée par les commandes des riches seigneurs italiens (au premier rang desquels les Médicis), bientôt imités par les rois et les empereurs du reste de l’Europe. Au XVIIIème siècle les commandes princières ou religieuses existent toujours, cadrant de près les thèmes de la création artistique. Mais les philosophes des Lumières seront probablement les premiers à intervenir d’une façon consciente et globale sur le contenu et les modalités de l’art, en jugeant sa production à l’aune des préceptes moraux qu’ils défendent. D’une manière quelque peu paradoxale pour des champions de la liberté des hommes, ils vont développer une approche globale et directive de la production artistique, en confrontant de manière assez systématique cette dernière à leurs propres valeurs. Certes, le jugement artistique a toujours été fondé sur des présupposés moraux et culturels : chaque peuple, chaque époque, ou chaque catégorie sociale avait établi plus ou moins précisément ses canons de la beauté artistique, dont il n’existe pas de définition abstraite. Mais il s’agit probablement de la première fois dans l’histoire de l’humanité où l’art est évalué de manière explicite au regard d’un système de valeurs morales, et par-delà politiques, démarche qui donnera lieu à de nombreux excès au cours du XXème siècle.

En cette année 2013 qui marque le tricentenaire de la naissance de Diderot, et alors que son nom figure parmi les personnalités citées pour entrer au Panthéon, le musée Fabre de Montpellier nous propose une captivante exposition qui permet de mieux approcher les goûts artistiques du philosophe, à travers ce qu’il aimait mais aussi ce qu’il n’aimait pas, et de comprendre ainsi comment le philisophe est devenu critique d’art reconnu, sollicité pour concevoir le monument funéraire du Dauphin fils de Louis XV, ou pour enrichir les collections de peinture de la grande Catherine à Saint-Pétersbourg.

Pourquoi Montpellier ? Le musée Fabre nous éclaire sur cette filiation : Joseph-Marie Vien (1716 – 1809) fut le maître montpelliérain de David, pionnier du retour à l’antique. Témoignent du caractère précurseur de Vien un étonnant « Saint Jean-Baptiste » de 1746, à la pause antiquisante, et surtout « La famille de Coriolan venant le fléchir et le détourner d’attaquer Rome » (après 1771), commande de madame Du Barry, qui rompt fortement avec le goût rocaille qui triomphait sous la Pompadour. Comment Diderot le philosophe versa-t-il avec brio vers la critique d’art ? L’exposition nous offre une documentation détaillée sur ce point. Contrairement aux Pays-Bas du XVIIème siècle, où la peinture fut au XVIIème siècle un art largement accessible à une large bourgeoisie enrichie dans le commerce, dans le reste de l’Europe la peinture demeure confinée aux riches intérieurs princiers. En France Louis XIV a l’idée d’instituer un « Salon de Peinture », afin d’offrir régulièrement à la vue du public les productions picturales récentes, qui témoignent de la richesse de la production artistique du royaume. Il se tient dans le Salon Carré du Louvre (que les monarques ont déserté pour Versailles et Fontainebleau), et s’ouvre pour six semaines à partir du 25 août, date de la Saint-Louis. Le succès est tel que le Salon devient annuel en 1747. Le Salon devient ainsi au XVIIIème siècle un événement mondain de la capitale, qui rayonne de ses feux dans l’Europe entière. Le baron Grimm, que nous connaissons également pour ses critiques de représentations musicales, offre bientôt à Diderot de rédiger des comptes-rendus pour alimenter ses Correspondances littéraires, lues dans les Cours et les capitales européennes. Diderot en écrira neuf entre 1759 et 1781. Remarqué pour son goût par Catherine II, celle-ci lui confiera dès 1768 une véritable mission de courtier d’art, le chargeant d’acquérir pour son compte quantité d’œuvres d’art (principalement des peintures) pour meubler son palais de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, où il se rendra en 1773.

L’exposition est ordonnée en trois thèmes : « Le pari de la vérité », « Peindre et sculpter en poète » et « Le peintre magicien ». Afin de bien comprendre l’évolution du goût artistique, les premières salles rassemblent quelques témoignages de l’art rocaille, comme ces portraits idéalisés d’un Natoire vieillissant, aux visages poudrés relevés de pommettes rougeoyantes, ou « Le coucher de la mariée » de Pierre-Antoine Baudouin (vers 1767), scène de genre dans le goût de Boucher. Face à eux, la célèbre « Accordée de village » (1761) de Greuze (1725-1805) offre une franche rupture : thème populaire des fiançailles, où les couleurs franches et chatoyantes du rocaille font place à des ocres plus froids. Les précieux lavis du Louvre « Le fils ingrat » et « Le fils puni » (1765) incarnent le même souci de réalisme dans la reproduction des scènes populaires. Mais même chez Greuze l’influence du maniérisme de Boucher refait parfois surface, comme en atteste ce « Berger qui tente le sort pour savoir s’il est aimé de sa bergère » (vers 1759), que Diderot critiquera sévèrement.

Une salle est consacrée à la sculpture, elle rassemble de précieux dessins témoignant d’œuvres pour certaines disparues. On peut y voir la reproduction du célèbre tombeau du Maréchal de Saxe commandé par Louis XV à Pigalle pour l’église Saint-Thomas de Strasbourg (1773), point culminant de l’allégorie rocaille. Le même Pigalle est pourtant capable de dépouillement classique, comme en témoigne la statue en pied du monarque réalisée pour la ville de Reims (aujourd’hui disparue). Bouchardon s’oriente résolument vers le retour à l’antique, comme en attestent sa statue équestre de Louis XV (abattue à la Révolution) pour l’actuelle place de la Concorde, et surtout sa fontaine de la rue de Grenelle (1745, toujours visible de nos jours), façade antique dépouillée d’où émergent quelques points d’eau. Le rapprochement des dates de ces différentes compositions montre clairement les chevauchements des courants artistiques : le retour à l’antique s’affirme nettement, tandis que le courant rocaille continue à briller de ses derniers feux. Parfois, le goût de l’antique conserve le goût des allusions érotiques chères aux compositions de genre de la période rocaille : ainsi cette toile de la « Marchande à la toilette » de Vien (1763) dont une des femmes retient ostensiblement son drapé à la hauteur du pubis, tandis que l’Amour suggère de manière très expressive le plaisir de la volupté, soulevant l’indignation du philosophe qui appréciait toutefois la composition…

Soulignons la qualité exceptionnelle des pièces de sculpture présentées. Le célèbre « Mercure attachant sa talonnière » de Pigalle (1744) combine le goût antiquisant avec le réalisme saisissant du héros accomplissant un acte intime, qui lui attira aussitôt le succès auprès du public de l’époque. Le magnifique « Milon de Crotone » de Falconnet (1754), également présent dans cette exposition, fut toutefois critiqué par Diderot pour son manque de réalisme… De son côté, le « Prométhée attachée sur le mont Caucase, un aigle lui dévore le foie » de Nicolas-Sébastien Adam (1705-1778), datant de 1762, fut jugé trop expressionniste par Diderot : allez comprendre… En revanche le « Pygmalion au pied de sa statue, au moment où elle s’anime » de Falconnet (1761) a séduit le philosophe par le rendu de la chair. Pigalle rendra hommage à Diderot dans un beau buste en marbre blanc (1777), où transparaît nettement l’expression humaniste du visage du philosophe. Au chapitre des terres cuites, signalons le « Voltaire assis » (vers 1780) de Jean-Baptiste Houdon (1741-1828), qui restitue de manière magistrale la clarté du regard du modèle et semble l’animer.

Pour revenir aux peintures, les autres salles présentent plusieurs compositions de David (1748-1825) : un « Saint-Roch intercédant la Vierge pour la guérison des pestiférés » (commande pour le lazaret du port de Marseille – 1780), aux personnages étirés dans une pose tragique qui annoncent ceux du « Radeau de la Méduse » de Géricault au siècle suivant, et la pose étonnante du nu masculin héroïsé de « Académie, dite Hector », diagonale barrant le tableau où les pieds sont en haut et le visage en bas du tableau… L’exposition permet aussi de découvrir l’originalité de Jacques-Philippe Loutherbourg (1740-1812), dont la touche quasi-impressionniste créée des effets irréels dans ce « Paysage » de 1763, qui suggère la nature idéale rêvée par un Diderot enthousiaste, ou traduit la violence des éléments dans l’impressionnante « Marine avec naufrage » de 1769. Sur le même thème, la « Tempête avec le naufrage d’un vaisseau » (1770) de Claude-Joseph Vernet (1714-1789) a également recueilli l’adhésion du philosophe, sensible au déchaînement de la nature et à l’effroi des personnages représentés. Enfin le naturalisme de Jean-Siméon Chardin (1699-1779) lui attira les éloges de Diderot : en témoignent « Les Attributs des Arts » (dessus de porte pour le château de Choisy, 1765) et surtout quatre natures mortes de petit format aux coloris délicats, dont Diderot louait l’effet magique.

Amis internautes qui souhaitez mieux comprendre l’évolution des goûts artistiques qui emmena le XVIIIème siècle du baroque vers le classicisme, ne manquez pas cette exposition !

Bruno Maury

Le goût de Diderot : Greuze, Chardin, Falconnet, David… 
Musée Fabre, 39 boulevard Bonne Nouvelle, 34000 Montpellier
Du 05 octobre 2013 au 12 janvier 2014

Site officiel du Musée Fabre 

Étiquettes : , , Dernière modification: 21 mai 2020
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