“Poulido pastorelo
Perléto d’as amous”
Jean-Joseph Cassanea de MONDONVILLE (1711-1772)
Daphnis & Alcimadure
Pastorale languedocienne en un prologue et trois actes, sur un livret du compositeur d’après une fable de La Fontaine.
Créée le 29 octobre et 4 novembre 1754 au château de Fontainebleau puis représenté à l’Académie Royale de Musique le 29 décembre suivant.
Elodie Fonnard, dessus (Alcimadure)
François-Nicolas Geslot, haute-contre (Daphnis)
Fabien Hyon, taille (Jeanet)
Hélène Le Corre, dessus (Clémence Isaure dans le prologue)
Chœur de chambre Les Eléments (dir. Joël Suhubiette)
Les Passions, orchestre baroque de Montauban
Dir. Jean-Marc Andrieu
Muriel Batbie-Castell, conseillère en occitan
Version de concert, Théâtre Olympe de Gouges, Montauban, 1er octobre 2022.
C’était l’évènement très attendu de cette 8ème édition du Festival Passions Baroque à Montauban et alentours, que cette recréation intégrale, en première mondiale sur instruments d’époque, de la pastorale Daphnis & Alcimadure de Mondonville. Sans revenir en détail sur le contexte de cette œuvre unique (on renverra le lecteur curieux à l’entretien que nous accordé le chef), brossons-en à grands traits l’ébauche : 1754. En pleine Querelle des Bouffons entre les mérites des musiques françaises et italiennes, Mondonville, maître de musique de la Chapelle du Roi, tente un coup d’essai, coup de maître : la fusion des goûts réunis par une pastorale languedocienne, « chantée en toulousain » comme l’écrivirent les contemporains, alliant le cadre de la pastorale léguée dès le Lully vieillissant d’Acis & Galatée, le vocabulaire ramiste et encore très français, à une langue occitane chantante, proche de l’italien par ses voyelles et ses accents toniques, impression renforcée par les airs da capo et la virtuosité des parties de violons.
La Pastorale est dédiée à la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe. Ce sera le seul véritable opéra baroque en occitan (l’Opéra de Frontignan ou Lous Divertissemens de Montpellier étant plutôt des pot-pourri d’airs populaires connus). Les trois interprètes de la création n’étaient rien moins que les stars d’alors : Marie Fel, Jélyotte et Latour, tous trois originaires de pays de langue d’Oc, Bordeaux, le Béarn et Toulouse respectivement. Hélas, sans doute du fait du départ des deux premiers artistes, Mondonville fut contraint de retraduire l’œuvre en français lors de la reprise parisienne de juin 1768. Ce fut un cuisant échec. Daphnis & Alimadure fut à nouveau représentée en dialecte à Montpellier (« accoumoudadou à noste patois de Moutpellié per estre executado dins nostro Acadeemio de Musiqo » ce qui montre la diversité des patois occitans) en août 1778, puis convertie en ballet par Dauberval pour d’ultimes représentations au Capitole de Toulouse, les 15 mars 1786 et 24 décembre 1789. Il faudra ensuite attendre la recréation en juillet 1981, sur instruments modernes à l’occasion du festival Montepellier-Danse…
Redonner Daphnis & Alcimadure, c’est le projet d’une vie et celui d’un chef. Le Covid a bien failli compromettre cette résurrection. Mais à l’instar de Mondonville qui troqua la fin tragique de la fable du Livre XII pour un lieto fine, tout est bien qui finit bien.
Dès l’Ouverture, Les Passions explosent de couleurs, débordent d’énergie. Tout au long de l’ouvrage, l’orchestre aura la part belle grâce à une succession de danses à l’esprit très ramiste, d’une concision et d’un hédonisme mélodique, que Jean-Marc Andrieu aborde avec une spontanéité jubilatoire et un sens du rythme évident. En voyant nos choristes et solistes retenir leurs pas de danse, on en regrette d’autant que la version de ce soir était une représentation de concert, tant l’œuvre appelle les quadriges de bergers. Qu’importe le visuel, Les Passions rendent pleinement justice à une écriture superbement inventive, plus personnelle que celle de Titon & l’Aurore (1753), rivalisant avec l’inspiration d’Isbé (1742) ou des Fêtes de Paphos (1758) et dont la souplesse, la variété et l’élan emportent immédiatement l’adhésion. L’orchestre fait valoir des cordes énergiques et précises, et Jean-Marc Andrieu joue avec fluidité sur les textures (les deux traversos et les bois notamment), les allusions champêtres (imitations de musettes), tandis que des percussions bienvenues ponctuent les danses, et que quelques rutilantes interventions de trompettes ou cors apportent ci-et-là une pompe martiale ou des accents chasseurs. Les tempi enlevés sans précipitation, les articulations soignées, les récitatifs théâtraux contribuent à rehausser la pastorale bien au-dessus du simple divertissement villageois à la manière d’un Devin de Village, et quoique le livret de Mondonville ne dispose pas d’arrière-plan mythologique et que la langue en demeure simple, de même que certaines ariettes strophiques, il y règne un je-ne-sais-quoi qui lorgne du côté de la comédie-ballet.
Le Prologue des Jeux Floraux est en français, sur un texte de l’abbé Claude-Henri de Fusée de Voisenon : il met en scène Clémence Isaure, créatrice de l’Académie desdits Jeux « concours de gaie science ». C’est une mise en bouche pleine de charme et d’allégresse, où le dessus clair d’Hélène Le Corre incarne avec une grâce fragile cette Muse légendaire toulousaine de la fin du XIVe siècle ou au début du XVe siècle. Puis défilent les trois actes de la pastorale : sans entrer dans le détail des péripéties, travestissements et rebondissements, l’intrigue se résume à peu de choses. Comme l’écrivit le Mercure de France de décembre 1754 : « La Pastorale roule sur trois acteurs : Daphnis, qui aime Alcimadure ; celle-ci qui n’aime encore rien, et qui s’est décidée pour fuir toujours l’amour ; et Jeannet, son frère, personnage toujours gai, qui prend vivement les intérêts de sa soeur, et qui cherche en s’amusant à lui ménager un établissement qu’il croit fort convenable. » Aussi le berger méritoire de François-Nicolas Geslot a fort à faire pour convaincre sa belle de ses ardeurs fidèles, et le haute-contre endosse avec langueur le rôle quelque peu ingrat du soupirant malheureux, malgré un combat héroïque mais bref contre un loup. Depuis son premier air (« Hélas ! Pauvre de moi ») [NdlR : tous les passages sont cités dans leur traduction française, notre occitan étant peu recommandable] jusqu’à son air d’adieu avant son potentiel suicide (« Pour vous prouver que mon cœur est à vous »), François-Nicolas Geslot défend ce personnage à l’affection inébranlable avec sincérité et tendresse. Les récitatifs animés, la musicalité du propos forcent l’admiration malgré des aigus parfois trop sollicités, et une émission plus large que par le passé qui n’est pas sans pertinence pour ce personnage de riche laboureur, qu’on imagine un peu gauche dans ses galanteries.
Elodie Fonnard fleur du Jardin des Voix (d’ailleurs c’était Flore dans l’Atys 2011), campe la « belle et jeune bergère » Alcimadure mutine et espiègle, pétillante et vive, hésitante et soudainement poignante dans son désespoir lorsqu’elle croit perdre Daphnis. Malgré l’absence de mise en scène, l’on admire autant ses talents vocaux que de son habileté de comédienne. Mondonville lui réserve le meilleurs de ses airs, aussi charmants que variés, depuis un rieur « Gazouillez petits oiseaux » à un arioso triomphant « Quand l’amour veut vous enflammer » après un sombre « Daphnis, mon cher Daphnis, pour terminer ton sort ». Le soin apporté à la prosodie, l’élégance du phrasé, la virtuosité dans des da capos italianisant sont admirables. Le rôle du frère entremetteur Jeanet est pris à bras le corps par Fabien Hyon, à la projection puissante et à l’émission claire. Son déguisement de milicien visant à tester la fidélité de Daphnis face à un rival supposé permet surtout à Mondonville d’introduire soudain une digression avec un étonnant récit de bataille qui déroule les phases d’un combat brossées par un orchestre expressionniste, passage d’une liberté et d’une originalité qui n’est pas sans rappeler la Battaglia de Biber par ses onomatopées et coups de canons (« on entend ronfler le canon, poum, poum, comme la basse continue ») tandis que Mondonville ne résiste pas à quelques traits plus courtisans voire ironiques vu l’incongruité du contexte (« Rien n’est si beau ni si grand qu’une armée / Quand par Louis elle est commandée »).
Les chœurs sont interprétés par Les Eléments. Ils dénotent une noble lisibilité exemplaire et une transparence cristalline entre les pupitres, avec des voix féminines particulièrement mises en valeur notamment lors du Prologue, même si les parties chorales sont bien moins complexes et puissantes que dans les grands motets de Jean Gilles ou Blanchard interprétés autrefois avec Les Passions. On en vient à regretter que le compositeur n’ait pas étoffé encore sa partition de deux actes pour nous gratifier de davantage de divertissements, d’affects et de contrastes dans les atmosphères tant on se plaît à vibrer dans cette Arcadie occitane, jubilatoire et solaire, fraîche et spontanée, quotidienne et tendre où explosent les couleurs comme autant d’amoureuses corolles que Jean-Marc Andrieu a su cultiver et cueillir.
Le spectacle sera redonné lors de deux représentations exceptionnelles les 12 et 13 octobre au Capitole de Toulouse, et un enregistrement sera prochainement publié, qui permettra de prolonger le plaisir de la soirée et d’apprendre l’occitan en chantant.
Viet-Linh NGUYEN
En savoir plus :
- Site officiel des Passions, orchestre baroque de Montauban
- Site officiel du Théâtre National du Capitole de Toulouse (deux représentations exceptionnelles les 12 et 13 octobre)
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