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Largo sur la lagune

L’œuvre instrumental d’Albinoni est paradoxalement aussi célèbre que mal compris. La faute à cet Adagio sirupeux qu’on lui prête et qui est en réalité issu de la plume du musicologue Remo Giazotto s’inspirant d’un fragment de basse continue dudit Albinoni.

Tomaso ALBINONI (1671-1751)

Sonates pour violon
Sonates II, VI, X, Opus VI
Sonate IV (1717) & “Per il Signore Pisendel”

 

Guillaume Rebinguet-Sudre, violon C. Rault d’après D. Mantagnana, Venise, c. 1720
Claire Gratton, violoncelle
Jean-Luc Ho, clavecin

54’03, L’Encelade, 2012.

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L’œuvre instrumental d’Albinoni est paradoxalement aussi célèbre que mal compris. La faute à cet “Adagio” sirupeux qu’on lui prête et qui est en réalité issu de la plume du musicologue Remo Giazotto s’inspirant d’un fragment de basse continue dudit Albinoni. Et pourtant, la discographie albinonesque ne cesse de croître, si bien que le curieux peut redécouvrir la simplicité mélodique lumineuse du compositeur, de l’intégrale des concertos opus IX d’Hogwood (Decca) aux complexes sonates de l’Opus II par Chiara Bianchini (ZZT) en passant par le raffinement un peu lisse de Dombrecht (Fuga Libera).

Le grand mérite de cette parution est de cesser de faire planer l’étiquette un peu dédaigneuse de l’Albinoni “amateur”, certes éclairé, mais compositeur dilettante, au lyrisme et à l’expressivité souriants et faciles, jugé sans procès équitable irrémédiablement inférieur à son contemporain vénitien incontournable : Vivaldi. Et sans entrer dans la comparaison vaine des mérites de ces deux virtuoses du violon, on se contentera de dire que cette parution réhabilite brillamment le style très personnel et reconnaissable d’Albinoni, mélange d’effusion généreuse et de contrepoint dense sans jamais verser dans le “savant”.

Il faut avouer que nos musiciens sont superbement inspirés, sous la houlette de l’archet vif et éloquent de Guillaume Rebinguet-Sudre, sur une copie de Mantagnana au timbre chantant  et profond. On admire cette manière ferme et altière de tenir la ligne, l’excitation virtuose mais maîtrisée, les doubles cordes et les fins de phrases très droites, presque provocatrices (Allegro de la Sonate X) ou au contraire mourantes (Adagio). Il y a aussi du conteur dans ce violoniste-ci, capable d’un mouvement à l’autre, de façon quasi-picturale, en quelques mesures, de transporter l’auditeur d’affect en affect. En restant dans la Sonate X qui ouvre l’enregistrement, le court Adagio de moins de deux minutes, morceau que l’on aurait pu imaginer comme la transition reposante entre deux Adagios sanguins, se fait vénitienne sensuelle, d’une mollesse hivernale un peu nostalgique, caressante et un brin attristée, perdue dans sa rêverie, en dépit des subtils ornements qui n’ôte pas la sensation de torpeur fanée, semblable à l’ambigu portrait de courtisane ou de femme de qualité de Pietro Antonio Rotari conservé à Toulouse à la Fondation Bemberg. On y voit une jeune fille, bouche entrouverte et gorge dénudée, de jolis pendants aux oreilles, le regard vague.

L’accompagnement de Claire Gratton, sensible et précis, souffre malheureusement d’une captation souvent trop lointaine, et son violoncelle se voit ainsi parfois exilé, alors que le clavecin de Jean-Luc Ho, vif et cristallin, d’une noblesse fière, bénéficie d’une meilleure attention et parvient à donner la réplique au soliste avec énergie, virtuosité, voire espièglerie, étoffant et approfondissant le discours violonistique. Citons ainsi l’ébouriffant Larguetto (bien rapide) de la Sonate II ou le premier Allegro, quasi-orchestral dans sa force et ses couleurs et conférant à la Sonate “Per il Signore Pisendel” une prestance de Don Juan. En dépit de la réserve sur la prise de son, la présence de notre phalange est telle qu’on se prend souvent devant cette grâce chamarrée et ondoyante à s’étonner de ne trouver qu’un trio de musiciens sur la jaquette, tant leur investissement tour à tour poétique (Adagio instable de la même sonate, digne du clapotis du Grand Canal) ou fougueux (Allegro empli de reflets de la Sonate VI) sait transporter le mélomane d’une piazzetta endormie aux ors de Saint-Marc.

[divide]Une réalisation exemplaire, et un incontournable pour toute discothèque vénitienne qui se respecte.

Viet-Linh Nguyen

Technique : prise de son chaleureuse et espacée, avec cependant un violoncelle trop en retrait.

Étiquettes : , , , , , Dernière modification: 4 mars 2021
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