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Archets de lumière pour un visionnaire (Haydn, Intégrale Quatuors opus 76 « Erdödy », Quatuor Arod – Erato)

Joseph HAYDN (1732-1809)

Intégrale des Quatuors à cordes opus 76, « Erdödy » (Hob. III:75-80)

Quatuor Arod :
Jordan Victoria, violon
Alexandre Vu, violon
Tanguy Parisot, alto
Jérémy Garbarg, violoncelle

2 CDs Erato 2025. Enregistré à l’Arsenal de Metz. Durée totale : 2h17

Quelques mots sur cette dernière réalisation du Quatuor Arod, consacrée aux six quatuors de l’Opus 76 de Haydn, dits « Erdödy ». Le lecteur fidèle s’étonnera peut-être de trouver pareille critique en ces pages, le quatuor jouant indubitablement sur instruments modernes. Toutefois, dans un effort d’interprétation historiquement informée, les musiciens ont décidé de délaisser l’archet moderne pour commander des copies d’un modèle de transition, attribué à François Xavier et Nicolas Léonard Tourte, datant des années 1770.

Comme les musiciens le signalent eux-mêmes : « Le changement a été immédiat. Ces archets se sont imposés d’eux-mêmes. Ils offrent une articulation plus naturelle, une réponse plus souple et une transparence sonore essentielle dans ce répertoire. Ils ont transformé notre manière de jouer : le geste s’est allégé, la respiration de l’ensemble s’est ouverte, une forme de liberté rhapsodique s’est imposée. » L’accroche organologique étant faite, on ne reviendra pas outre mesure sur le statut très particulier de cet opus 76. Il fut édité en 1799 à Vienne, fruit des divers voyages du compositeur entre la capitale autrichienne et Londres. Il faut rappeler qu’après la mort du prince Nicolas Esterházy, à la fin de l’année 1790, Haydn recouvrait enfin sa liberté, lui qui fut longtemps obligé de s’exiler au palais d’Esterháza, loin de Vienne, sans pouvoir quitter cette cage dorée.

Dès le premier quatuor, les quatre archets — Jordan Victoria, Alexandre Vu, Tanguy Parisot et Jérémy Garbarg — font valoir une vision à la fois lumineuse et équilibrée. C’est une lecture très atmosphérique, d’une précision évanescente, baignée dans un sfumato constant. La virtuosité, bien réelle, n’empêche pas cette glissade, ces jeux de lumières ; il y a assurément du Turner dans cette évocation. Une douceur générale préside à l’interprétation où les mouvements vifs ne sont jamais nerveux, ni bousculés, ni rugueux.

Les mouvements lents, quant à eux, sont absolument splendides. En quelques secondes, comme dans l’ “Adagio sostenuto” du premier quatuor, la machine à rêve est enclenchée. On y devine des lignes d’horizon constellées d’étoiles, dignes d’une planche de Corto Maltese, faites de soupirs nostalgiques et de réminiscences heureuses. Les deux violons de Jordan Victoria et Alexandre Vu s’emmêlent et se démêlent avec la grâce des petits matins.

Le Deuxième Quatuor (les « Quintes ») débute par un Allegro. Là où il aurait pu y avoir un thème simple ou une facilité mélodique, Haydn a su insuffler un caractère d’une complexité et d’une incertitude pré-beethovénienne. Cette densité se confirmera dans pratiquement tous les quatuors du cycle, à l’exception notable du numéro 3, sous-titré « Empereur ». On avouera que, malgré un “Allegro” allant, généreux et spectaculaire, doté effectivement d’une sorte d’accélération grisante, l’attention se focalise inévitablement sur le mouvement lent. Toutes ces variations sur le “Gott erhalte Franz den Kaiser”, devenu plus tard l’hymne allemand (après avoir été l’hymne autrichien jusqu’en 1945, date à laquelle l’Autriche l’abandonna tandis que l’Allemagne changeait les paroles du Deutschland über alles) sont rendues avec ferveur.

Pour la suite du cycle, ce n’est pas un hasard si la composition de cet opus 76 fut concomitante avec la création de La Création ou des Saisons. Il y a ici à la fois une pâte dramatique et une puissance évocatrice rare. Le Quatuor n° 4, celui qui connut le plus de succès lors de sa création londonienne, débute par un Allegro con spirito extraordinaire de mystère et de retenue. Est-ce ce début qui donna le surnom de « Sunrise » (Lever de soleil) à ce quatuor ? Il y a là un piano extraordinairement poétique. Ce lever de soleil est visuel, orangé comme une aquarelle, transparent et brillant comme de la gomme-laque. C’est, avec à peine quatre archets, l’art de convoquer les grands espaces. Au bout d’environ six minutes, par un magnifique crescendo, l’astre solaire est enfin là, glorieux. L’Adagio qui suit, éloquent, un peu alangui, plein d’émotions, est typique de cette Empfindsamkeit ; il se donne et se reprend avec une psychologie de jeune première. Il y a effectivement, comme le souligne très justement le musicologue Stéphane Goldet dans ses notes de programme, une « primauté affective », et les interprètes savent la rendre dans ces lignes en pointillés, dans ces trilles qui sont davantage des battements de paupières que de simples ornements.

On relèvera du quatuor suivant (le n° 5) le sublime Cantabile. Chantant, presque un brin populaire dans sa mélodie, d’une expressivité intense, il ne laisse à l’auditeur d’autre choix que de se prendre à sourire ou à soupirer. À l’écoute de cette suspension temporelle, ce n’est plus un battement de paupière cette fois-ci, c’est un battement de cœur.

On regrette presque de devoir passer au dernier quatuor. L’Allegretto initial, scandé, nous semble un peu court de souffle et ne nous touche guère. La Fantasia qui suit tente de s’épanouir, mais, pour une première fois dans le disque, le mélange tonal et de couleurs ne prend pas tout à fait dans la palette des Arod. On avouera laisser poindre un certain ennui et une petite déception. Heureusement, le Finale Spirituoso, assez fantasque et espiègle, vient clôturer l’ensemble avec brio. Il souligne la jeunesse irrévérencieuse de ce “jeune” compositeur de 75 ans, auquel le Quatuor Arod rend si bien justice.

Ajoutons enfin que les photos accompagnant l’enregistrement, à l’humour décomplexé, montrent qu’on peut prendre Haydn très au sérieux sans pour autant finir comme un puritain cromwellien.

 

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : prise de son équilibrée mais qui met très fortement en valeur les deux violons, au détriment de l’alto et, dans une moindre mesure, du violoncelle. C’est un peu dommage pour le timbre chaleureux de Tanguy Parisot et pour l’assise de Jérémy Garbarg, qui méritaient sans doute un peu plus de présence.

Étiquettes : , , , Dernière modification: 22 décembre 2025
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