Rédigé par 23 h 03 min CDs & DVDs, Critiques

Piano piano (Bach, Six Partitas, Martin Helmchen – Alpha)

Jean-Sébastien BACH
Six Partitas BWV 825 à 830

Martin Helmchen, piano à tangentes (1790)

2 Cds, Alpha / Outhere, 2024, 71’14 + 72’49

Il ne paie pas de mine, ce piano à tangentes de 1790, bien bourgeois. massif, terne, loin de l’opulence des clavecins ornés. Et pourtant, laissons-le chanter, et il y a une évidence que Martin Helmchen résume admirablement bien ; l’artiste confie à son propos : « Tout ici m’a conquis : les couleurs, la symbiose des caractéristiques du clavecin, du clavicorde et des anciens pianoforte, les registrations (le jeu de luth m’a entièrement séduit d’emblée), les possibilités qui s’ouvrent pour rendre la polyphonie et pour chanter sur ces touches ». Eh bien, au risque de cautionner cette hérésie (louer ce… machin), cet instrument de chez Späth & Schmahl de 1790, et sur lequel le livret est hélas avare en précisions techniques. Or un Späth & Schmahl de 1790, c’est un petit joyau des débuts de cet instrument hybride, dont on attribue d’ailleurs la paternité à Christoph Friedrich Schmahl, de Regensburg, (ce que fait Heinrich Christoph Koch dans son Musikalisches Lexikon de 1802). Paternité sans doute partagée avec son beau-père Franz Jakob Späth… 

Mais alors qu’apporte un piano à tangentes ? Espèce rare et transitoire, elle apporte le meilleur comme la fragilité de chacun des deux mondes puisque le son ressemble encore un peu à celui d’un clavecin, mais avec quelques nuances en fonction de l’intensité de la frappe. Grâce à un mécanisme assez simple où l’enfoncement de la touche projette verticalement une languette de bois sous la corde appelée « tangente » contre celle-ci. Après la frappe la tangente retombe sur un levier intermédiaire, et la corde vibre librement. Quand le musicien relâche la touche, l’étouffoir revient sur la corde, interrompant le son.

En parlant de musicien, écoutons Martin Helmchen, que l’on attendait pas forcément dans ce répertoire. Il y a dans sa lecture une fluidité naturelle surprenante, d’autant plus que son approche paradoxale concilie un touché très détaché, peu de legato, et une main gauche discrète. Il en ressort une mélodie un peu fragmentée mais douce, très loin du piqué Gouldien, une partition tracée dans un pointillé impressionniste poétique. Certes le trille, trop régulier, s’avère assez mécanique, et ce swing permanent claudiquant, un peu à la manière de notes inégales, s’égare un peu dans les mouvements lents qui en deviennent d’une mollesse évanescente (Sarabande de la Première Partita). A l’inverse, les sections plus dansantes sortent ragaillardies de cette approche à la fois très élégante, sans prétention ni nervosité, à la virtuosité présente mais relativement discrète (Gigue), et qui aime à marteler les temps forts (Menuets).

On regrettera des tempi manquant de contrastes, et cette primauté constamment affirmée de la main droite, qui aplanit l’écriture contrapuntique bacchienne, et modernise le langage, malgré la luminosité qu’elle apporte. Peut-être est-ce là la frustration principale qui se dégage de ce piano à tangentes qui ne survécut guère qu’une vingtaine à trentaine d’années de cette fin de siècle des Lumières : encore proche du clavecin dans sa dynamique, mais sans l’éclat métallique de ce dernier, il ne possède pas encore la plénitude résonnante des futurs pianos, ni leur subtilité dans les variations d’intensité. Il y a comme un air de virginal à cet instrument de passage, perdu dans un « entre-deux » que capture parfaitement le pianiste.

De pièces en pièces, les partitas se déroulent, rassurantes, hypnotiques, mais aussi monotones. La Fantaisie de la 3ème Partita est fièrement chantournée, mais peu originale, presque pesante, la Burlesca malgré un jeu de luth rustique sent le satin de boudoir. La Sarabande de la 4ème Partita souffre de ce piano un peu asthmatique, et qui ne sait pas gérer les silences : les notes s’évanouissent trop vite. La 2nde Partita est splendide. On regrette que la sombre et dramatique Sinfonia introductive pâtisse du manque de graves du piano. On découvre un étrange legato boiteux digne d’un Talleyrand : onctueux et déséquilibré. Martin Helmchen s’y escrime avec une inventivité un peu fantasque, pleine de verve et de surprises, reconstruisant un arc narratif osé. On retrouve le même souffle et la même spontanéité expérimentale dans l’Allemande, avec son swing qui se donne et se reprend, confère une densité irisée et un relief teinté d’une once de nostalgie fugitive. La Courante est plus convenue, la Sarabande à l’innocence printanière laisse admirer son jeu de luth d’adolescente au regard charmant mais pudique, murmure d’une confidence esquissée. De la Partita n°5, plus enlevée, avec moins d’états d’âme, on retiendra une Corrente ductile et très détachée, presque à l’exercice. La Partita n°6 qui conclut ce programme contient la sublime générosité de sa vaste Sarabande, et l’artiste s’y perd comme dans un autre monde, évocateur, fuyant, scandé de quelques accord plaqués, éloquent et instable. 

Saluons ce disque unique et émouvant : personnel, expérimental, tâtonnant à apprivoiser un instrument complexe et éphémère pendant cette improbable rencontre anachronique.

 

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation très équilibrée, chaleureuse et proche, sans bruits mécaniques.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 15 juin 2024
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