Rédigé par 14 h 52 min CDs & DVDs, Critiques

"Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." (Blaise Pascal, Pensées)

Disons d’emblée que l’exercice auquel se livrent Natalie Dessay et Emmanuelle Haïm en nous proposant ce récital des airs de Cléopâtre s’avérait périlleux. En effet le flamboyant chef d’œuvre du Caro Sassone a déjà fait l’objet de plusieurs intégrales de grande qualité, et il comporte des airs redoutables même pour une soprano aguerrie.

Georg-Frederic HAENDEL (1785-1759)

“Cleopatra”

Airs extraits de Giulio Cesare in Egitto
Dramma per musica HWV 17, en trois actes, livret de Nicola Francesco Haym d’après Giacomo Francesco Bussani (1724)

 

Natalie Dessay (soprano, Cléopâtre), avec également : Sonia Prina (contralto, Jules César), Stephen Wallace (contre-ténor, Nireno)
Le Concert d’Astrée
Direction Emmanuelle Haïm 

65′ 32 ; Virgin Classics, enr. novembre 2010. 

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Disons d’emblée que l’exercice auquel se livrent Natalie Dessay et Emmanuelle Haïm en nous proposant ce récital des airs de Cléopâtre s’avérait périlleux. En effet le flamboyant chef d’œuvre du Caro Sassone a déjà fait l’objet de plusieurs intégrales de grande qualité, et il comporte des airs redoutables même pour une soprano aguerrie. La partie était donc loin d’être gagnée d’avance, tant sur le plan vocal que sur le plan orchestral. Mais “à vaincre sans péril on triomphe sans gloire” : grande est donc la gloire des deux femmes, qui semblent se jouer de l’obstacle et jouer avec lui.

Commençons par l’orchestre du Concert d’Astrée, familier de la baguette d’Emmanuelle Haïm. Ses cordes nerveuses et sensibles se prêtent merveilleusement aux différentes atmosphères du récital : presque saccadées dans les tempi rapides, précises et onctueuses dans les arias de volupté, frissonnantes (comme dans la symphonie guerrière de l’acte II), ou encore langoureuses et plaintives dans les moments de désespoir. N’oublions pas non plus les cors, qui flamboient avec panache lors de la symphonie qui précède la scène finale. Seul petit bémol, l’attaque de l’ouverture, affligée d’un tempo un peu pesant à notre goût, ne nous a guère convaincu. Mais passé ce premier moment, on se laisse emporter sans réserve par une dynamique musicale jamais prise en défaut.

Accompagnée de main de maître, Natalie Dessay était donc condamnée à nous montrer l’étendue de son talent. Elle y réussit brillamment, se promenant avec aisance entre des ornements à foison, placés avec une technique consommée, et une expressivité pleine de délicatesse. Son timbre présente quelques variations perceptibles d’un air à l’autre, de la couleur sombre, presque sourde, du “Tutto puo donna vezzosa” à l’aérien “V’adoro pupille” qui le suit. Mais il demeure parfaitement stable au cours de chaque air. Sa diction claire fait merveille dans les passages lents, comme l’émouvant “Se pieta di me non sento”, d’une tristesse toute empreinte de majesté royale.

Les deux points forts de ce récital résident dans la technique parfaitement maîtrisée de Natalie Dessay, et dans la puissance de sa restitution dramatique. Une technique qui, alliée à l’aisance de ses aigus, lui permet de placer avec à propos de délicieux ornements dans les airs, en particulier dans les reprises (dont l’esprit était précisément de reprendre avec plus de virtuosité les paroles initiales). Citons à cet égard la reprise, quasi-exemplaire, du “Tutto puo donna vezzosa, ou le final du “Piangero la sorte mia”. Et qu’il s’agisse de vocalises triomphales (“Da tempeste”) ou des superbes ornements filés du “Venere bella”, les aigus fusent avec une facilité déconcertante. Cette virtuosité imprime d’ailleurs une certaine distance à l’interprétation, qui pourrait alors tomber dans un exercice de style certes brillant mais dénué d’humanité.

Heureusement il n’en est rien, car la soprano mobilise toutes les ressources de son talent dramatique pour suggérer les sentiments comme si elle était sur scène : espiègle dans le “Tutto puo donna vezzosa”, séductrice dans le “Venere bella”, plaintive dans le “Piangero”, victorieuse pour la “Da tempesta”. N’oublions pas les récitatifs, propices à la richesse des intonations : noirceur dramatique du “Che sento ? Oh Dio !”, douceur quasi-maternelle lorsqu’elle s’adresse à ses servantes (“Voi che mie fide ancelle”).

Cerise sur le gâteau, le récital inclut deux inédits de la partition originale, le Caro Sassone ayant choisi d’y substituer par la suite de nouveaux airs de sa composition. Le premier air (“Per dar vita”) est en réalité bien connu aux oreilles familières de Giulio Cesare, puisqu’il a été réorchestré pour le rôle de Sesto, avec de nouvelles paroles (“La giustizia”), et décalé au dernier acte. Curieusement (puisqu’il traduit un tout autre sentiment), il tenait originellement la place du superbe lamento “Se pieta di me non sento”, et donne l’occasion d’entendre Dessay dans un air de fureur magnifiquement orné. Le second air (“Troppo crudele siete”) était lui dans le même registre plaintif que le célèbre “Piangero la sorte mia”, qui l’a remplacé. Un commentateur du XVIIIème siècle (Charles Burney) le tenait pour “l’une des siciliennes de Haendel les plus admirables”, et il fut partiellement repris dans le Tamerlano. Ces deux airs sont judicieusement placés chacun à la suite de celui qui a pris leur place dans la version remaniée.

Si les quelques apparitions de Stephen Wallace (Nireno) sont beaucoup trop courtes pour en tirer une juste appréciation (disons simplement qu’il ne dépare nullement dans ce plateau de haut vol), soulignons l’aisance vocale du timbre très cuivré, presque rauque, de Sonia Prina, très crédible dans le rôle de César : admirable récitatif (“Tempo avro di svelarti”), et duo final très réussi avec Dessay (“Piu amabile belta”).[divide]

Pour ceux qui ont eu la chance de voir et d’entendre récemment Natalie Dessay dans le rôle à l’opéra Garnier, cet enregistrement (avec plaquette d’accompagnement) constitue un témoignage très réussi. Pour les autres, une agréable découverte à ranger dans le Panthéon des œuvres du Caro Sassone

Bruno Maury

Technique : prise de son dynamique, sans contrastes artificiels.

Autres enregistrements recommandés : 

DVD : Georg Frederic Haendel, Giulio Cesare in Egitto, Sarah Connolly, Danielle De Niese, Angelika Kirchslager, Patricia Bardon, Christophe Dumaux, Christopher Maltman, Rachid Ben Abdeslam, Alexander Ashworth. Mise en scène : David McVicar (Opus Arte, 2005)    
Georg Frederic Haendel, Giulio Cesare in EgittoLes Musiciens du Louvre, dir. M. Minkowski (Archiv, 2003)
DVD : Georg Frederic Haendel, Giulio Cesare in EgittoGraham Pushee, Yvonne Kenny , Elizabeth Campbell, Rosemary Gunn, Andrew Dalton, Stephen Bennet, Rodney Gilchrist, Richard Alexander. Dancers of the Opera Australia, The Australian Opera and Ballet Orchestra. Mise en scène : Francisco Negrin (Euroarts, 1994)  

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