Rédigé par 12 h 51 min Concerts, Critiques

La clémence du Pacha

Il semblait après les Grandes Journées Gretry du CMBV que le regain d’intérêt suscité par ce favori de Marie-Antoinette avait pâli, tandis que l’étoile autrefois inconnue des Dauvergne et autres Sacchini enflammait le tout-Paris classicisant. Heureusement, l’irrésistible légèreté mélodique du compositeur est de nouveau à l’affiche pour ce voyage dans un Orient de pacotille.

Grétry, La Caravane du Caire,

Les Agrémens, dir. Guy van Waas

La citadelle du Caire, photographie ancienne du XIXè siècle – Wikimedia Commons

André-Ernest-Modeste GRETRY (1741-1813)
La Caravane du Caire
Comédie-lyrique en trois actes, sur un livret d’Etienne Morel de Chédeville, créée à Fontainebleau en octobre 1783.Solistes :
Katia Velletaz (Zélime), Chantal Santon (Esclave Italienne), Caroline Weynants (Esclave Française), Jennifer Borghi (Almaïde), Cyrille Dubois (Saint-Phar), Reynoud van Mechelen (Tamorin), Julien Véronèse (le Pacha), Tassis Christoyannis (Florestan), Alain Buet (Husca), Julie Calbète (Esclave Allemande), Philippe Favette (Osmin), Anicet Castel (Furville).

Choeur de Chambre de Namur :
Sopranos : Julie Calbète, Marie Jennes, Céline Rémy, Amélie Renglet, Mathilde Sevrin, Caroline Weynants
Hutes-contres/ Contre-ténors/ Mezzos : Dominique Bonnetain, Jean-Xavier Combarieu, Véronique Gosser, Mathieu Montagne, Bruno Reinhold, Mario Soares Hollanda
Ténors : Jacques Deconinck, Peter De Laurentis, Eric François, Thibault Lenaerts, Thierry Lequenne, Nicolas Maire
Basses : Donald Bentvelsen, Anicet Castel, Philippe Favette, Sergio Ladu, Jean-Marie Marchal, Grantley Mc Donald

Orchestre Les Agrémens

Violons 1 : Catherine Ambach, Birgit Georis, Katalin Hrvinak, Jivka Kaltcheva, Michio Kondo
Violons 2 : Caroline Bayer, Ingrid Bourgeois, Anelies Decock, Rafael Nunez Velasquez, Jorlen Vega
Altos : Hajo Bäss, Marc Claes, Benoît Douchy, Brigitte de Callataÿ
Violoncelles : Bernard Woltèche, Angélique Charbonnel, Geneviève Koerver, Thomas Luks, Herlinde Verheyden
Contrebasses : Eric Mathot, Géry Cambier
Flütes : Jan de Winne, Jan Van Den Borre
Hautbois : Benoît Laurent, Stefan Verdegem
Clarinettes : Vincenzo Casale, Jean-Philippe Poncin
Bassons : Alain de Rijckere, Jean-François Carlier
Cors : Jean-Pierre Dassonville, Bart Aerbeyt
Trompette : Susan Williams
Timbales : Koen Plaetinck
Clavecin : David Van Bouwel
Harpe : Marjan de Haer

Direction musicale : Guy Van Waas

Représentation du 22 octobre 2013 à l’Opéra Royal de Versailles (version de concert)

Il semblait après les Grandes Journées Gretry du CMBV que le regain d’intérêt suscité par ce favori de Marie-Antoinette avait pâli, tandis que l’étoile autrefois inconnue des Dauvergne et autres Sacchini enflammait le tout-Paris classicisant. Heureusement, l’irrésistible légèreté mélodique du compositeur est de nouveau à l’affiche pour ce voyage dans un Orient de pacotille. Dans les années 1780 le goût pour les “turqueries” mettant en scène un Pacha clément dans un Orient imaginaire est à l’origine de plusieurs ouvrages lyriques. Le plus célèbre est incontestablement l’Enlèvement au Sérail de Mozart, créé au Burghtheater de Vienne en 1782. Mais il ne faut pas oublier que le livret de Johann Gottlieb Stephanie (1741-1800) était lui-même inspiré d’une pièce précédente de Bretzner (1748-1807) mise en musique antérieurement par André pour la scène berlinoise. La comédie-lyrique de Grétry s’inscrit dans cette veine, en la traitant sur le mode de la tradition française (donc avec force ballets, et de savantes “entrées” au second acte, habilement motivées par la présentation des étrangères captives du bazar, qui offrent un saisissant raccourci des différentes cultures lyriques allemande, italienne et française). Cette “turquerie” allait connaître un grand succès, totalisant plus de cinq cents représentations jusqu’en 1829, puis tombant dans un injuste oubli. Pas tout à fait cependant, puisque lorsqu’il fit le pari de faire revivre la comédie-lyrique française dans la seconde moitié du XIXème siècle, Offenbach se revendiqua ouvertement de la tradition de Grétry, autre compositeur étranger (puisque né à Liège) ayant contribué brillamment au succès du répertoire français. Il n’était donc que justice que l’Opéra de Versailles nous permette de juger du mérite de cette oeuvre, même si malheureusement il ne s’agissait que d’une version de concert, éludant les décors grandioses qui avaient accompagné les premières représentations à Paris lors de la saison 1784.

Heureuse intiative pour la bonne compréhension de l’intrigue par le spectateur, le synopsis de l’action était rappelé en début de chaque partie par le musicologue Benoït Dratwicki, spécialiste de la période, lors d’une courte apparition sur la scène de l’Opéra Royal. Au premier acte, une caravane en route pour Le Caire fait halte sur les bords du Nil. Des esclaves français y sont captifs du marchand Husca ; parmi eux Saint-Phar, époux de la belle Zélime, également captive et fille d’un Nabab. Lorsque la caravane est attaquée par des brigands arabes, Saint-Phar demande à Husca de pouvoir combattre. Par sa vaillance il repousse les assaillants. En récompense Husca le libère, mais Saint-Phar demande en échange la liberté pour Zélime, ce que Husca refuse malgré les plaintes des amants. Au second acte, Husca parvenu au Caire avec sa cravane annonce à Tamorin, l’eunuque du sérail, qu’il amène de nouvelles beautés pour distraire le Pacha de sa mélancolie. De son côté ce dernier souhaite organiser une fête pour célébrer le courage du chef d’escadre français Florestan, qui a sauvé ses vaisseaux d’une attaque de pirates. Almaïde, favorite en titre, tente de ranimer la flamme du Pacha par un divertissement où paraissent toutes les épouses du sérail. Le Pacha reste indifférent, et Tamorin le convainct de se rendre au bazar pour examiner les beautés étrangères amenées par Husca ; une Française chante en s’acompagnant à la harpe, une Italienne vocalise avec bravoure, une Allemande chante des couplets rustiques. Mais le Pacha est séduit par Zélime, qu’il achète sur le champ pour une coquette somme, malgré les protestations de Saint-Phar qui a réuni de son côté le pécule nécessaire au rachat de sa bien-aimée.

Au début du troisième acte, Florestan, qui se prépare à assister à la fête donnée en son honneur, se désole auprès de son ami Furville de la disparition de son fils. Almaïde est désespérée de se voir préférer Zélime, mais elle apprend par un esclave, Osmin, que l’amant de Zélime se trouve aux abords du palais afin de préparer l’enlèvement de sa bien-aimée. Elle décide donc de favoriser cette entreprise. Lorsque Florestan est reçu au palais, des cris interrompent la fête : Zélime a été enlevée, et Tamorin indique qu’un Français est l’auteur de ce forfait. Le Pacha et Florestan veulent venger cet acte. Zélime est rapidement reprise et conduite devant le Pacha, auquel elle avoue son amour pour Saint-Phar. Florestan retrouve alors son fils, mais sous les traits d’un criminel ! Tous supplient le Pacha, qui libère Saint-Phar pour l’unir publiquement à sa bien -aimée. Tout est bien…

Le plateau des interprètes témoignait d’une belle homogénéité, et également d’une forte expressivité qui campait bien les personnages dans leur rôle, ce qui compensait agréablement l’absence de costumes inhérente à une version de concert. La voix fraîche et cristalline de Katia Velletaz suffit à imprimer le charme de la belle et jeune Zélime, et son plaidoyer au dernier acte émouvra le Pacha lui-même. On retiendra aussi son beau duo avec SAint-Phar au premier acte (“Malgré la fortune cruelle”). En esclave française, Caroline Weynants se tailla un rôle de choix, avec l’air du premier acte (“Ne suis-je pas aussi captive”) et celui du bazar (“Nous sommes nées pour l’esclavage”) dont les clairs ornements furent délicatement accompagné à la harpe. Jennifer Borghi incarnait une sultane dont la pointe d’acidité dans la voix suggèrait avec réalisme le désespoir et la détermination de l’épouse délaissée. Elle orna de ses aigus fluides le choeur “Du Pacha qu’on révère”, et s’acquitte avec vaillance de ses deux airs du troisième acte (“Je souffrirais qu’une rivale” et “J’abjure la haine cruelle”). Dans le numéro d’abattage confié à l’esclave italienne, ponctué de magnifiques solos de traverso, Chantal Santon ravit le public d’ornements interminables qui pastichent avec talent le répertoire italien de l’époque. Après son passage, l’esclave allemande de Julie Calbète semblait un peu manquer de projection (“Quelles rigueurs inhumaines”), face à un choeur bien présent.

Les rôles masculins étaient encore davantage caractérisés, accentuant le caractère comique de l’oeuvre. En marchand d’esclaves cauteleux et soucieux de ses profits, Alain Buet campa un Husca un peu balourd et sûr de son fait. Son ariette “J’ai des beautés piquantes”, morceau d’anthologie, fit se tordre de rire les spectateurs. Face à lui, Cyrille Dubois incarnait de sa haute stature un Saint-Phar plein d’élégance et de courage, comme le veut sa naissance aristocratique. Sa voix de ténor fit merveille dans les ensembles du premier acte (“Hélas, je vous implore”), et ses accents enflammés concluèrent brillamment le second acte (“Va, va, cruel, mais d’un tendre époux”). En père désespéré et soldat valeureux, Tassis Christoyannis déploya sa projection généreuse de basse avec un indéniable talent dramatique (“Ah ! si pour la patrie” et “Echappés au naufrage”). Traduisant avec finesse ce Pacha un peu blasé, qui connaît bien l’Europe et notre beau pays (“Oui, oui, toujours j’aimai la France”), à la fois colérique et généreux, Julien Véronèse joua de sa projection démesurée à l’effet comique assuré, qu’il dompta à l’occasion pour des déclamations plus intimistes (“Tu me conseilles l’inconstance”, ou le touchant “C’est en vain qu’Almaïde encore”). Mais à ce jeu des caractères, c’est incontestablement Reynoud van Mechelen qui emporta la palme, Tamorin complice-mais pas dupe- du marchand d’esclave Husca, entremetteur enjoué des plaisirs du Pacha dans le bazar. Sorte de Despine au masculin, il tira ses plus beaux accents pour tenter de distraire son maître (“C’est la triste monotonie”), tandis que son jeu scénique et ses mimiques égayèrent l’ensemble du second acte.

On ne saurait évidemment passer sous silence les nombreuses prestations du Choeur de Chambre de Namur, ensemble dru et homogène qui rythma immanquablement les moments forts de l’intrigue (notamment la “bataille” du premier acte, la fête du harem au second) ou renforce les airs de certains personnages. Quant à la formation Les Agrémens, la partition lui offrit maintes pages purement orchestrales pour témoigner de son talent, sous la baguette de Guy Van Waas : une ouverture aux percussions bien marquées et au solo de hautbois charmeur, de délicats accords de clavecin pour ponctuer les échanges entre Tamorin et Husca, l’incroyable “chapeau chinois” qui intervient dans le jeu des percussions lors de la fête du harem, les solos de traverso ou de harpe durant les numéros de chant du bazar, ou encore la marche triomphale qui marque l’arrivée de Florestan au palais furent autant de témoins de la richesse et de la sensibilité de cette formation au répertoire classique français.

Le succès de cette bien belle soirée nous fait espérer qu’une scène française fasse prochainement le pari de nous offrir une Caravane du Caire dans une version scénique, avec une aussi belle distribution.

 

Bruno Maury

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 22 janvier 2024
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