Iphigénie en Ontario
Journal de répétitions avec du suspense, de l’action, de la musique, des Polaroïd 600 et des ballets, par Monsieur Charles Di Meglio augmenté for the eyes delight de photographies disparates
II-Incipio (du 28 septembre au 4 octobre)
Lundi 28 septembre 2009, J 1.
Vers 19h.
Mon premier cappuccino glacé Tim Horton’s (le Starbucks national, créé par une ex-star du hockey — sans doute bien plus explosif et toxique que son principal concurrent, dont une agence occupe l’autre trottoir) de la saison acquis en sortant du métro, j’arrive à 10.30 AM, au studio de répétition A du Elgin Theatre (entrée sur Queen’s & Victoria pour nous, Queen’s & Younge pour le public), 4ème étage.
J’y retrouve des gens connus, Nan Shepherd, ASM (assistant stage manager, régisseuse, elle étant l’accessoriste de la compagnie) Curtis Sullivan (un Scythe), évidemment Kresimir, et bien sûr Peggy Kriha-Dye, notre ravissante Iphigénie, plus belle et énergique que jamais, sans oublier Andrew Parrott, le chef.
Et on me présente les quelques inconnus, la stage manager en chef (régisseuse générale), Kat Chin, Ambur Braid (Diane), Cassandra Warner (suivante d’Iphigénie) et Thomas Macleay, notre jeune Pylade. Olivier Laquerre, qui sera le cruel Thoas, n’arrive que la semaine prochaine.
Au programme du jour : six heures pour filer l’opéra aux pupitres — en s’arrêtant, pour discuter tempi, intentions sur les récitatifs &c.
On passe l’ouverture, et Peggy nous envoie un puissant ‘Grands dieux’ (fa-sol en haut) qui nous remue déjà, et me voilà enfin entré dans ma fonction de diction coach — assistant linguistique, pourrait-on dire. Toujours est-il que de moi dépend la parfaite prononciation française des chanteurs, mais aussi leur prosodie — il ne s’agit pas de les faire chanter comme de l’italien !
Même si nous débroussaillons les airs, et nous attardons sur certains récitatifs, c’est surtout l’occasion de découvrir les voix des différents chanteurs dans leurs rôles.
Nous entendons presque tous Thomas pour la première fois — c’est la dernière recrue de la compagnie, qui aime bien travailler avec des chanteurs habitués à leur travail —, et immédiatement il est clair qu’il sera parfait. Sa voix légère, ample et fluide me séduit tout de suite, et contraste magnifiquement avec ce que je perçois de la puissance et de la force de celle de Kres — qui, légèrement malade aujourd’hui, ne peut que marquer sa partie.
Et il est évident que le couple fonctionnera à merveille, son allure de jeune anglais un peu sage et fragile étant tellement l’opposé du physique fou et terrifiant de Kres — qui, malgré des yeux dangereusement brillants, quand il a une idée de tempo diabolique qu’il soumet au Maestro, est d’une gentillesse et d’une drôlerie tout enfantine, qu’il allie avec une grande force et un beau sens musical.
Nous ressortons un peu fatigués de cette courte première journée, mais nous sommes surtout tous très contents, des notes plein la tête, et ayant grande hâte de se retrouver demain à dix heures — la première scène de l’acte deux, Pylade-Oreste, dixit le planning qui vient de nous parvenir par mail.
Mardi 29 septembre 2009, J 2.
23h.
Epuisé, mais heureux, je rentre enfin dans mes pénates. Plus longue, la journée d’aujourd’hui m’a vraiment vu commencer à travailler, avec les chanteurs, et avec Andrew. Tellement de choses, qu’il me paraît difficile de les résumer.
Ont été vus aujourd’hui : les airs de Pylade Unis dès la plus tendre enfance (II, 1), précédé du récitatif, Divinités des grandes âmes (III, 7), et un grand nombre de récitatifs avec Iphigénie et sa suivante dans l’acte un, scène 1, avec son air O toi, qui prolongeas mes jours…
On commence par entendre une première fois ce qu’on va voir, pour se mettre en train, puis Marshall — qui a préparé tout son travail, avec une précision d’orfèvre, comme un chorégraphe — dirige ses chanteurs comme des danseurs, leur indiquant leurs mouvements, leurs déplacements, presqu’en comptant, tandis qu’Andrew donne des indications aux accompagnateurs, ou que nous nous concertons tous les deux sur des points tant musicaux que prosodiques, nous interrogeons mutuellement sur des points qui nous paraissent importants, et sommes souvent d’accord.
Même si Andrew va parfois parler au chanteurs et les aiguiller vers quelque chose, et que je m’immisce brièvement selon l’occasion, c’est souvent aux pauses, ou à la fin de leur journée qu’ils préfèrent que je leur fasse mes retours de diction — pour pouvoir tranquillement les noter sur leurs partitions, et n’avoir pas l’esprit occupé par toutes les indications scéniques que leur fournit Marshall.
Je ne m’attendais pas à autant devoir travailler avec le Maestro, et j’en suis d’autant plus content. Comme le mug à mon nom disposé par le stage management au milieu de ceux des musiciens, je passe plus de temps dans le “coin orchestre” (si l’on peut désigner ainsi une fosse recrée par un piano droit, Andrew sur son tabouret, et moi entre les deux) qu’ailleurs, et n’ai presque pas l’occasion de voir Marshall diriger, ayant toujours un œil sur ma partition, sur les chanteurs, sur Andrew… !
Pendant que Marshall dirige Thomas à la fin de la journée, je prends Cassandra à part une bonne heure et demie, pour voir en détail tous ses vers, que nous travaillons dans une autre salle pourvue d’un piano, pour les faire gagner en aisance, en fluidité — pour qu’ils soient moins carrés et fassent sens. Beaucoup d’énergie dépensée, pour tous les deux, mais nous travaillons bien, et je crois que nous sommes arrivés à de beaux résultats.
J’arrive tout de même à voir le dernier filage de la III, 7, découvrant en rentrant dans le studio un Thomas vidé et en nage. Mais il est purement magnifique, et nous saisit tous par sa force. Il nous fait penser, comme le matin dans son premier air avec Oreste, à ces figures de jeunes héros délicats sur les vases grecs. Il nous emporte tous, et nous coupe le souffle — j’en suis encore haletant dix minutes plus tard !
Les choses vont vite, avancent bien, et nous continuons à être tous aussi heureux !
Mercredi 30 septembre 2009, J 3.
23h.
Ce qui est génial ici, c’est que tout est simple. Les gens sont heureux d’être là, de travailler ensemble, de se retrouver le matin, et se le disent tous les jours, et se disent tous les soirs en se quittant combien la journée a été formidable. Ils ne se forcent pas, et c’est vrai.
Nous sommes tous heureux et contents d’être là et de travailler ensemble, alors pourquoi ne pas se le dire — quand en France, jamais on ne fait des choses pareilles en répétition, de peur d’être outrancier… Toujours aussi heureux, donc, et épuisé le soir en rentrant.
J’ai pu entendre aujourd’hui les effets de ma séance d’hier avec Cassandra, en revoyant la I, 1. Même si bien sûr quelques détails doivent être revus, c’est le jour et la nuit — Andrew n’en revenait pas ! C’est très gratifiant.
Demain nous voyons encore une nouvelle scène Pylade-Oreste, et pour la première fois, une scène entre les deux Atrides, Iphigénie et son frère Oreste, Kres et Peggy — ça va dépoter velu !
Jeudi 1er Octobre 2009, J 4.
23h 35.
Nos journées sont si denses, nous commençons tous à vraiment bien nous connaître, et nous avançons tellement rapidement, qu’il nous paraît inconcevable de n’en être qu’à notre quatrième jour de répétition — il nous semble avoir commencé depuis des semaines déjà !
Aujourd’hui Peggy m’a fait le plus beau compliment : après que je lui aie proposé une image pour mieux attaquer une série de roulements d’r plutôt perverse, elle l’essaie et me lance : ‘God, that really helps, and makes things a lot easier !’ — ce qui est exactement mon travail : faciliter leur chant, en les faisant bien prononcer (sans doute un des travaux les plus ingrats du spectacle : on le remarque s’il n’est pas fait, mais s’il l’est, ça paraît normal !).
L’équipe commence à être très soudée — nos conversations se font plus libres, nos tablées se font de plus en plus grandes aux repas, on blague beaucoup plus… Je rigole beaucoup avec Andrew, et un de nos accompagnateurs, Ben Cruchley, qui fait un travail extraordinaire lui aussi. Nous récrivons la partition, inventons des tempi absurdes, redistribuons les parties instrumentales sur le conducteur du chef… C’est idiot, mais ça nous amuse beaucoup.
Une seule chose est un peu pesante ici : les syndicats, qui sont très-puissants, et les conventions collectives qu’ils édictent. Nous sommes contraints, par exemple, de prendre une heure et demie pour souper le soir, quand nous n’aurions tous besoin que d’une heure… Et, le Stage management, qui gère ce genre de choses, veillant à ce que la législation ne soit pas enfreinte, me signale aujourd’hui que les retours que je fais généralement aux pauses à la demande des chanteurs, quand ils peuvent un peu libérer leur esprit des indications scéniques, le soient justement à d’autres moments, de préférence à la fin de leurs journées, pour ne pas empiéter sur ce que la loi leur octroie…
J’admire beaucoup les chanteurs qui doivent vraiment emmagasiner énormément d’informations par jour : entre les indications ultra-précises de Marshall, tant de déplacement, que de gestuelle, que d’intention, celles d’Andrew sur la musique, et les miennes enfin, sur la prosodie (car maintenant les fautes de prononciation pure sont très rares, et je me concentre véritablement sur le plus intéressant, à savoir la fluidité, la prosodie, et le placements des voyelles), je me demande comment ils s’en sortent ! Et ils en redemandent, dans la joie et la bonne humeur — avant de retravailler encore et encore, dans leurs logements respectifs, le soir en rentrant ou le matin avant d’arriver, ce qu’on sent immédiatement !
Je ne sais plus en quelle langue je parle généralement, et mon anglais est constamment entremêlé de mots français que je ne vois pas s’y glisser — le fait que j’ai continuellement un texte français sous les yeux, mais que je doive en expliquer les règles rhétoriques en anglais y est pour beaucoup. Mais c’est une sensation très amusante.
J’ai grande hâte d’être à demain : c’est le premier jour de travail d’Olivier, notre Thoas. Et nous commençons par un de mes airs préférés de l’opéra, un air de ce dernier, justement : De noirs pressentiments, que nous envisageons de pousser à une vitesse assez diabolique !
Vendredi 2 octobre 2009, J 5.
1h.
“What a day!”, comme dirait Marshall ! Non seulement nous avons vu une grande quantité de scènes nouvelles et compliquées, mais en plus, nous finissons en avance !
Olivier est tellement habitué à travailler avec Opera Atelier et Marshall, que la mise en place de sa scène a été d’une facilité déconcertante, l’air de rien, et dans une ambiance extrêmement détendue. Malgré la hauteur effrayante de son grand air (qui monte jusqu’à un fa bien au dessus de la portée, dans la clef du même nom), sa voix ne tire jamais — et c’est pourtant habituellement une belle basse ronde et ample — et reste toujours claire, le tout avec une élocution parfaite. Ce qui est amusant, c’est que lorsqu’il dit le texte sans le chanter, il le fait avec un épais accent québécois, qui disparaît immédiatement dès que les notes arrivent.
Je peux donc tranquillement le regarder travailler et mettre en place son air. C’est très vite très dramatique, et, non seulement il a l’air tétanisé sur scène, mais, de surcroît, il arrive à nous terrifier, nous ! Ce qu’il fait est très beau, et très puissant — sans jamais être en force ; il est toujours détendu (pendant que la noire est battue 156 fois à la minute, le tempo finalement adopté après tergiversations) !
Le reste de la journée se passe tellement vite que personne ne la voit filer. Andrew, Ben et moi sommes déchaînés, nous n’arrêtons pas de blaguer entre nous pendant que Marshall dirige, mais nous travaillons bien tout de même. Je me suis auto-promu assistant au chef aujourd’hui, et Andrew me demande de déterminer les tempi, et je vole son tabouret dès qu’il s’absente, pour lire le conducteur, et m’auto-diriger avec la baguette chinoise qui lui sert pendant les répétitions.
Kres a une inflammation des cordes vocales, conséquence de son mal du premier jour depuis lequel il n’a guère économisé sa voix. Nous l’interdisons tous de chanter, et même de parler sur scène. Je me retrouve donc à chanter sa partie depuis notre fosse, tandis qu’il évolue sur scène — et je rejoins aussi le Maestro lorsqu’il chante les chœurs, qui interviennent beaucoup dans les scènes que nous voyons aujourd’hui…
De retour à la maison plus tôt, je passe des heures à discuter avec Linda, mon hôtesse très érudite, dans son salon. Mon anglais est redevenu parfaitement normal aujourd’hui. De l’évocation des différentes histoires de Thanksgiving (la fête canadienne tombe lundi prochain), nous arrivons vite aux différents débarquements Vikings en Terre-Neuve au septième siècle — qui me fascinent, et qu’elle me raconte par le menu, comme si nous y étions —, pour dériver (comment ?), après avoir parlé de ruines grecques et d’Homère, sur la prononciation élisabéthaine, sur laquelle je travaille beaucoup en ce moment en dehors d’Opera Atelier.
Une délicieuse soirée, qui clôt une journée improbable, mais une fois de plus excellente…
Samedi 3 octobre 2009, J 6.
3h.
On revoit un grand nombre de scènes déjà vues, pour s’assurer que les chanteurs n’ont pas tout oublié, et nous avançons aussi.
Nous voyons notamment la dernière scène avec Thoas, quand il découvre qu’Iphigénie a sauvé un captif et ne veut pas sacrifier l’autre : « De tes forfaits, la trame est découverte… ». Une scène compliquée, où tout le monde sera en train de sauter dans tous les sens, horrifié et craintif. On la voit dans un premier temps avec seulement Peggy et Olivier — on rajoutera Kres et les danseurs ensuite, ainsi que l’entrée de Pylade. En attendant, c’est moi qui chante (faux) les lignes des absents, en soufflant parfois aussi à Peggy, qui se perd dans la mise en scène plutôt complexe ici.
Mais la scène est forte, puissante, Marshall y insuffle une immense énergie, et on ne sait plus de quel côté regarder.
Je trouve la ligne d’Iphigénie, quand elle apprend à Thoas qui est Oreste, “C’est mon frère et mon roi, le fils d’Agamemnon” magnifique musicalement, — et j’aime beaucoup ce qu’en fait Peggy.
Olivier a, deux fois dans tout son texte (dans l’acte I, et dans cette scène) une des liaisons les plus étonnantes de langue française, mais qui est à mon sens une des plus belles aussi — celle avec sang (par exemple sang kexpie, dans la présente). Il l’oublie parfois, parce qu’elle n’est pas évidente, mais je lui rappelle avec une grande insistance. Maestro blague en m’annonçant qu’il a décidé de m’aider en privant Olivier des accords qui la suivent normalement, s’il l’oublie. Mais s’il la fait, je suis ravi, et me pâme !
Épuisés en sortant du studio, Peg, Kres, Tom et moi allons boire un verre, pour fêter notre premier day off obligatoire demain, c’est agréable. Et enfin nous parlons pas mal avec Tom, qui est un peu timide, et que nous connaissons moins.
En sortant, nous tombons sur la foule de la Nuit blanche (prononcer Nouït blanech), qui sévit également à Toronto, et le même soir qu’à Paris. Tom et moi nous laissons vite gagner par l’atmosphère euphorique, un peu artificielle et étrange qui règne, et tandis que les deux autres rentrent se coucher, nous vadrouillons ensemble jusqu’à presque trois heures du matin.
Dimanche 4 octobre 2009, Day off 1.
21h.
Je profite de notre jour de congé pour passer à la répétition des danseurs qui occupe aujourd’hui Marshall et Jeannette.
Ils ont déjà travaillé une semaine cet été pour apprendre les chorégraphies, mais c’est la première fois qu’ils les revoient depuis — ils n’ont pas oublié grand-chose ; leur mémoire corporelle est extraordinaire, surtout quand on considère le peu de temps qu’ils ont eu pour mémoriser une bonne heure de ballet (les chœurs seront dans des loges de part et d’autre de la scène, tandis qu’ils seront figurés sur scène par les danseurs, comme Glück l’avait fait à la création).
Jeannette a une fois de plus fait un travail vraiment sublime — plein de grâce, de délicatesse, mais d’une grande force et folie aussi — la danse des Euménides est terrifiante.
J’aime ce moment d’une production où tous les éléments disparates commencent à faire sens, qu’ils commencent vaguement à s’assembler comme les pièces d’un puzzle étrange.
Tout commence à progressivement devenir lisible depuis hier, et la mise en scène de Marshall, qui a tous les éléments présents dans sa tête avec une grande clarté, d’abord absconse et technique, devient peu à peu logique, et d’autant plus poignante.
C’est beau.
Charles di Meglio