Rédigé par 18 h 11 min CDs & DVDs, Critiques

“Autrefois, disoit-il, j’aimais faire du bruit; à présent je tâche de faire de la musique.”

C’est ainsi que Jean-Jacques Rousseau, chroniqueur avisé de son temps, rencontra Domènec Terradellas à son retour de Londres et le fit témoigner sur ses compositions. En effet, le musicien catalan connaissait un succès hors pair sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe.

Domènec TERRADELLAS (1713-1751)

Artaserse


Artaserse: Ana Maria Panzarella (soprano)
Arbace : Céline Ricci (soprano)
Mandane : Marina Comparato (mezzosoprano)
Semira: Sunhae Im (soprano)
Artabano: Agustín Prunell-Friend (ténor)
Megabise: Mariví Blasco (soprano)

Real Compañia de Opera de Cámara
Direction Juan Bautista Otero

76’47 + 54’51+ 42’57, 3CDs, RCOC Records, 2008

[clear]C’est ainsi que Jean-Jacques Rousseau, chroniqueur avisé de son temps, rencontra Domènec Terradellas à son retour de Londres et le fit témoigner sur ses compositions. En effet, le musicien catalan connaissait un succès hors pair sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe. Né en 1713 à Barcelone, il rejoignit l’enseignement du maître napolitain Francesco Durante (mentor de Pergolesi, Anfossi, Paisiello) qu’il suivit de 1732 à 1738. Son opera seria Artaserse, septième d’une foisonnante production, est un sommet particulier pour Terradellas : à trente et un ans, il ouvre avec ce livret métastasien la brillante saison vénitienne 1744 sur la scène du très célèbre Teatro San Giovanni Grisostomo, roi de toutes les salles d’opéra. La vie de Domènec Terradellas ne sera pas longue, malgré ses triomphes, puisque le compositeur meurt assassiné à Rome en 1751, juste à la sortie de son plus grand succès, Sesostri rè d’Egitto qu’il venait de créer au Teatro delle Dame.

Son trépas ne fut pas si terrible que l’injuste oubli de sa musique. Comme tant de compositeurs d’opere serie dans ces années 1740, issus pour la plupart de l’école napolitaine, Terradellas fut considéré comme un “petit maître” de plus. Mais c’est grâce à Juan Baustista Otero, chef d’orchestre espagnol aux remarquables talents d’archéologue musical, que les œuvres les plus remarquables de Terradellas vont sortir de l’ombre, et le compositeur retrouver petit à petit sa place dans le Parnasse opératique.

Bien entendu, le livret de cet Artaserse métastasien ne nous est pas inconnu. Adapté par quasiment la totalité des compositeurs baroques depuis 1730 – quand Leonardo Vinci en eu la primauté – l’histoire empreinte de politique et des vertus du “bon prince” ne lassait pas le public de l’époque. Pour résumer avec brusquerie, l’histoire se déroule dans l’Empire Achéménide de la Perse antique, où le Grand Roi Artaxerxès Ier (fils du non moins célèbre Serse de Händel), est la cible d’un complot, accompagné comme il se doit d’une intrigue amoureuse et des coups de théâtre qui en découlent. Malgré ce que l’on aurait pu craindre, le livret est magnifiquement servi par Terradellas. La musique construite selon le modèle académique des airs da capo et des recitatifs secchi n’ennuie à aucun moment, mais étonne, transporte et sublime le drame avec une efficacité tout à fait unique.

Cet enregistrement est constitué d’une palette de voix presque idéale. Superbement équilibré et aux nuances diverses sans jamais choquer par leur alliances, l’ensemble des timbres s’adapte magnifiquement et nous fait goûter l’originalité et la nouveauté de cette musique.

D’emblée, place au puissant Grand Roi : l’Achéménide Artaserse est confié à Ana Maria Panzarella, complice de Juan Bautista Otero dans le magnifique Aminta de Mazzoni (K617). Panzarella incarne le rôle tenu par Margherita Giacomazzi lors de la création et l’incarnation s’avère redoutable, car cette célèbre interprète fut la créatrice notamment du rôle de Constanza de la Griselda de Vivaldi. La soprano se montre au niveau des vocalises et des couleurs que Terradellas confie à son rôle titre.

Dans son premier air, une douce cavatine “Per pietà bell’idol moi”, Panzarella nous offre la douceur de la supplique amoureuse, un aigu tenu et une tendresse débordante. Contraste saisissant avec le staccato du “Deh respirar lasciatemi” où la tension et le tiraillement du monarque sont bellement exprimés par les cordes et une maîtrise du chant impressionnante.  Dans les airs “Io son qual peregrino” (Acte II) et “Se miro quel volto” (Acte III), les nuances vocales et la puissance du dramatisme, pour le premier dans l’irrésolution et pour le deuxième dans le calme amoureux, nous transportent dans le fond des pensées du personnage qui, avec le concours de la musique de Terradellas et le talent d’Ana Maria Panzarella, transfigure un roi de carton-pâte en un jeune amoureux en chair et en os.

Le rôle d’Arbace, dépositaire des vertus héroïques métastasiennes, est un défi dans le pathétique et la virtuosité. Créé par un des castrats le plus en vogue de l’époque Ventura Rocchetti dit “Venturini” ce rôle est le véritable moteur de l’opéra et compte un air de tempête, un “air de prison”, un air marin et un duo. Ce kaléidoscope musical n’était pas un véritable défi pour Céline Ricci, habituée aux fusées casse-cou d’un Mazzoni dans l’Aminta ou bien aux coloratures de Martín y Soler. Si elle nous ravit dans son air de tempête “Quando freme altera l’onda” à la fin du premier acte, vocalisant avec agilité et un feu d’artifice de couleurs dans le timbre,  c’est dans son “air de prison”, le superbe et inquiétant “Per quel paterno amplesso” que Céline Ricci nous électrise. Accompagnée par les timbales en mode mineur, la chanteuse insiste sur la désolation qui émane de cette sorte de marche au supplice.  Adoptant alors une scansion très déclamatoire, la soprano obscurcit sa voix pour rendre avec acuité le sentiment morbide d’une condamnation injuste sans appel.

Nous ne pouvons pas oublier la prestation du tyrannique et cruel Artabano tenue par le ténor espagnol Agustín Prunell-Friend. Nous nous sommes parfois plaints des ténors qui restituent le répertoire baroque avec des couleurs inappropriées et une surenchère d’effets belcantistes. Ce n’est pas le cas d’Agustín Prunell-Friend qui nous étonne de son timbre agréable au service d’une maîtrise vocale évidente. Prunell-Friend tient un rôle hautement dramatique, celui de conspirateur et de pâratre qui sacrifie son fils par ambition politique. De ses airs, souvent péremptoires, nous soulignerons l’interprétation remarquable du récitatif accompagné à la fin de l’Acte II “Son pur solo”, soliloque euripidien du coupable assailli par ses crimes. Ce morceau et l’air qui le suit “Ombre, Oh Dei perchè tornate?”, sont comparables aux lamentations illuminées d’Oreste dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck. Dans cet air, aux limbes de la folie, Agustín Prunell-Friend offre une composition beaucoup plus qu’une interprétation, emportant l’auditeur dans un tourbillon d’émotions.

Pour les autres rôles, Juan Bautista Otero a recruté une triade de voix féminines exceptionnelles. Dans le rôle de Mandane c’est Marina Comparato qui porte la tiare de la soeur d’Artaserse et amante du malheureux Arbace. Avec la voix agile et corsée qui nous a charmés dans l’Orlando finto pazzo de Vivaldi sous la houlette d’Alessandro di Marchi (Naïve), Comparato se révèle grande comédienne dans son premier air “Dimmi che un’empio sei” où déception et colère se mêlent dans des coloratures stratosphériques mais aussi dans un touchant “Se d’un amor tiranno”.  

Dans un rôle un peu plus tendre, Sunhae Im incarne avec brio la sœur d’Arbace, la touchante et jeune Sémire de sa voix au timbre délicat et aux aigus nuancés, idéale pour les airs comme Torna innocente (Acte I), délicieuse berceuse avec un accompagnement de pizzicatti tout à fait merveilleuse. Les vocalises de “L’augellin Ch’è in lacci e stretto” d’une fraîcheur bien printanière sont égrenées avec finesse, répondant aux gazouillements de l’orchestre.

Enfin, avec une toute autre personnalité, le rôle du thuriféraire d’Artabano, le général Megabise est tenu par la jeune soprano espagnole Mariví Blasco qui réussit à nous éblouir de ses vocalises bien sises et par une vocalità toujours juste et colorée.

Du côté de la fosse, la Real Compañia de Opera de Cámara en grande forme nous fait passer les trois heures de drame sans aucun relâchement. Servant avec respect la partition, la RCOC se montre brillante dans l’enchaînement des récitatifs, exemplaire dans la restitution des airs : incandescente dans les airs furieux et de tempête, rythmée et entraînante dans les airs piqués, profondément tendre et touchante dans les affetti sentimentaux. C’est en écoutant cette grande interprétation que nous pouvons concevoir l’étendue du génie de Terradellas. Et Juan Baustita Otero, avec sa direction présente, énergique et raffinée nous rend avec cet Artaserse aux dorures éclatantes l’ambiance du San Giovanni Grisostomo et ses splendeurs musicales.

Finalement, nous savons que cet enregistrement a obtenu le 27 avril 2009 à l’Opéra Bastille l’Orphée d’or de la musique classique. Cette distinction nous conforte dans l’idée que l’industrie opératique sait sans hésiter reconnaître le travail, la modestie et le talent des musiciens-chercheurs tels que Juan Bautista Otero, la Real Compañia de Opera de Cámara et ses chanteurs. Et nous sommes certains que l’heureuse équipée d’Artaserse retrouvera les couleurs perdues de Terradellas dans son Sesostri cette année et Merope en 2010. Pour attendre sans désespérer la venue de nouveaux trésors réécoutons l’Artaserse qui nous délivrera de plus en plus de plaisir et de surprises.  

Pedro-Octavio Diaz

Technique : Prise de son claire et nuancée. Enregistrement dans la salle du Palau de la Musica de Barcelone.

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 11 juillet 2014
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