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Le réveil de la Muse

Voici exactement 5 ans que notre Muse s’est soudainement endormie. Respirant les effluves d’un irrésistible pavot digne des machinations de la Cybèle d’Atys, bouleversé par les courants impétueux de la vie, notre vaisseau, téméraire esquif, a replié ses voiles, et gagné un havre salvateur.

Chers Baroqueux et baroqueuses, chers lecteurs et lectrices, chers amis,

Voici 5 ans que notre Muse s’est soudainement endormie. Respirant les effluves d’un irrésistible pavot digne des machinations de la Cybèle d’Atys, bouleversé par les courants impétueux de la vie, notre vaisseau, téméraire esquif, a replié ses voiles, et gagné un havre salvateur. Discrètement, tellement discrètement que cette disparition soudaine et inexpliquée, impardonnable, donna lieu aux hypothèses les plus originales, aux scenarii les plus audacieux. Non, nous n’avons pas succombé aux sirènes capitalistiques d’un grand groupe chinois ; non nous n’avons pas reçu de mortelles menaces de la part de divas furieuses ; non, un coup d’Etat interne de la garde prétorienne n’a pas transformé la Muse en temple du hip-hop d’une bobohitude dévergondée ; non, nous ne sommes pas tous partis en une mystique retraite pour méditer sur les errances de ce monde qui s’égare.

Mais alors, pourquoi ce silence ? Parce que le Musique n’existe que par le silence. Mais trêve de répartie, nous vous devons l’honnêteté et la franchise. Sans vous ennuyer avec la minutie de banales excuses, contentons-nous pudiquement d’évoquer la Machine de Marly, ambitieux et brillant bricolage qui jamais ne parvint à alimenter correctement en eaux les exigeantes fontaines du Roi-Soleil malgré l’agilité des ingénieurs surmenés.

Comme vous le savez, notre Muse vit de part son équipe, troupe de nymphes et de sylvains dévoués à la musique baroque, et dont les oreilles et les plumes tentent humblement de faire connaître, faire partager, et transmettre. Ces habitants des forêts ne sont point comme notre égérie de marmoréennes statues. Et advint le moment où une grande partie d’entre eux fut appelée par d’autres – irrésistibles – obligations : la guerre de Hollande, une Ambassade au Levant, une charge de Kapellmeister, le dur labeur quotidien permettant d’entretenir une villa palladienne. Éclatés à travers le monde, exténués par de nouvelles et herculéennes obligations, perdus dans un kaléidoscope de doubles croches contradictoires, les happy few et leurs bergers ont vu le havre de la Muse s’éloigner, telle une idéale Cythère dans les brumes du matin, avec la tristesse et les regrets d’une séparation qui ne s’est jamais voulu un adieu.

Pendant ces années, combien de fois avons-nous imaginé publier, au compte-goutte, au fil de l’eau, nos habituelles récessions ? Chaque mois, chaque semaine, chaque jour. Mais comment éviter un feu de paille se consumant dans un tempérament erratique, aux irrégulières sautes d’humeur et dont la qualité éditoriale et la régularité seraient assurées ?

Car le pari de la Muse, depuis ses lointains débuts voilà plus de 15 ans, a été celui d’articles spécialisés mais souriants, rigoureux mais éloquents, un brin trop littéraires mais que vive le verbe, renouant avec l’ esprit de la conversation mondaine et passionnée, bienveillante mais sévère, érudite mais humble, d’un salon des Lumières. C’est celui de comprendre aussi cette musique dans son contexte, son environnement, son état d’esprit, d’où nos articles historiques et musicologiques, nos transcriptions de documents d’époque, notre élargissement au arts baroques et classiques que vous avez plébiscité, depuis les marbres polychromes jusqu’à la sobriété du retour à l’antique. Et que ceux qui goûtent le style télégraphique et la bureaucratique sécheresse d’un compte-rendu digne des agences de notation passent leur chemin.

Car la Muse est un voyage, voyage dans le temps, voyage dans un ailleurs fantasmé, voyage dans des couleurs, des affects, des textures. Et comme d’autres musiques, mais peut-être plus encore que d’autres répertoires, la musique baroque, sans aller jusqu’aux effusions véristes, est celle des sentiments. D’un récitatif de Monteverdi à une miniature de Couperin, d’un da capo handélien aux soupirs de Sainte-Colombe. Et cette part de subjectivité affective mais informée et argumentée demeurera notre marque de fabrique. Oui, il y a du jugement dans nos écrits. Oui, au-delà des points techniques d’un trille correctement exécuté, de choix interprétatifs que l’autopsie du stylo peut déterminer, la différence entre l’archet d’un Savall ou d’un Pandolfo n’est pas qu’une question de facture d’instrument ou de tempo. C’est ce que l’artiste y met (et les entretiens avec les musiciens sont à cet égard éclairants), et ce que nous croyons percevoir, la manière dont cela touche chacun de nous.

Pour garantir cette identité forte, et maintenir notre place forte baroque, dernière redoute francophone de ce magnifique répertoire, j’ai préféré mettre en suspens la revue plutôt que d’en sacrifier l’intégrité. Cette décision n’a pas été prise clairement, elle s’est imposée d’elle-même insidieusement, paresseusement, comme une maîtresse qui se glisse dans les lieux et les plombe de sa torpeur.  Je m’en excuse auprès de vous tous, amis et lecteurs, mélomanes et baroqueux, musiciens et visiteurs, rédacteurs et soutiens, professionnels et artistes. Nous n’avons jamais annoncé de pause, car nous ne souhaitions pas d’arrêt. Et par la magie du silence, la lâcheté de la fuite, la honte de l’absence, nous nous sommes retrouvés dans un abîme, celui des limbes. Même les morts n’ont pu nous en faire sortir. La nécrologie du Grand Nikolaus Harnoncourt, que nous avions rédigée avec émotion, ne fut jamais publiée. Des critiques d’enregistrements, insuffisantes en nombre pour relancer durablement les parutions mais s’empilant colossalement dans nos dossier « à publier » ont nourri la jachère du gâchis des rendez-vous manqués.

Ce sommeil forcé a pris fin. Vos appels, vos courriers de soutien ou de protestation, votre fidélité aussi malgré notre défection, nous ont profondément touchés. Et nous allons faire en sorte, progressivement, doucement, à l’image de la Convalescente couperinienne, de refermer cette parenthèse, et de combler ce vide que la Nature abhorre. Il faudra encore nous faire pardonner notre maladresse, et l’humanité fragile d’un cercle de passionnés épuisés. Vous retrouverez quelques unes de nos signatures traditionnelles, une équipe resserrée. Peu à peu, maille à maille, quelques nouvelles plumes viendront apporter leur savoir et leur sensibilité : musiciens, musicologues, historiens de l’art, avant tout baroqueux.  J’ai nommé Pierre-Damien Houville, honnête homme et infatigable travailleur, à m’assister comme rédacteur en chef adjoint pour mener à bien ce réveil.

A partir de cette rentrée, nous allons petit à petit ressusciter la belle endormie. D’ici Noël, nous espérons que la Muse aura retrouvé une part de son éclat, dans ce pays lui-même à la recherche de son sursaut. Pour le moment, nous sollicitons votre compréhension infinie, votre aide et votre patience et feront pénitence en écoutant en boucle Aïda et Tannhauser pour nous motiver dans notre tâche.

Vive la musique baroque, vive les arts baroques, vive la Muse Baroque !

Viet-Linh NGUYEN

Dernière modification: 22 novembre 2020
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