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Requiem pour l’archet de la liberté

Il nous a quitté. Un mois après son 80ème anniversaire. Déjà légende de son vivant, le flamboyant violoncelliste et enthousiaste chef d’orchestre aura marqué notre époque de par son engagement politique courageux et la magie de son archet. Il est presque incongru de parler de Mstslav Rostropovitch dans une revue entièrement consacrée à la musique baroque. En effet, Rostropovitch jouait plus souvent – et avec quel brio – Chostakovitch, Prokofiev, Britten, Dutilleux, Bernstein ou encore Penderecki plutôt que Vivaldi ou Barrière…

Mstislav Rostropovitch. D.R.

Il nous a quitté. Un mois après son 80ème anniversaire. Déjà légende de son vivant, le flamboyant violoncelliste et enthousiaste chef d’orchestre aura marqué notre époque de par son engagement politique courageux et la magie de son archet.

Il est presque incongru de parler de Mstslav Rostropovitch dans une revue entièrement consacrée à la musique baroque. En effet, Rostropovitch jouait plus souvent – et avec quel brio – Chostakovitch, Prokofiev, Britten, Dutilleux, Bernstein ou encore Penderecki plutôt que Vivaldi ou Barrière. Si cet hommage à un grand musicien doit se parer d’un prétexte, ce sera celui des Six Suites pour violoncelle seul de Bach. Slava hésita longtemps à les enregistrer, et raconta longtemps à quel point Pablo Casals l’avait marqué dans sa jeunesse. En 1995, dans la pénombre de la nef de Vezelay la romane, l’artiste se décida enfin à s’atteler au saint Graal de tout violoncelliste.  Sa version (vision serait plus juste tant il y imprima sa marque personnelle) fut durement accueillie par la critique qui s’acharnait sur un geste soi-disant moins délié, des tempi erratiques et trop rapides, une approcha romanticisante dépassée, pleine d’emphase et de legato. En 1995, les deux versions d’Anner Byslma étaient déjà là, celle de Bruno Cocset se faisait encore attendre ; même les artistes qui ne jouaient pas sur instrument d’époque s’appliquaient à remettre à l’honneur le caractère dansant sous-jacent des Suites.

Et pourtant, il suffit d’écouter Rostropovich parler avec passion de l’œuvre, de l’observer à la dérobée, minuscule point noir, presque impuissant ; assis sur cette chaise perdue dans l’immensité lumineuse de l’Abbatiale de Vezelay se livrer seul une lutte sans merci pour comprendre qu’à la fois l’œuvre et l’artiste se sont effacés. Entre les doigts vieillissants de Rostropovich, les Suites ne sont plus les exercices princiers de la cour de Köthen – destinés à Linigke ou Abel – mais l’expression changeante des émotions humaines, des souvenirs, des doutes, des joies. Sous son archet qui bouscule la mesure comme les conventions apparaissent tour à tour des adversaires, des êtres aimés, des villes et des villages. Le Prélude de la 2nde Suite n’est que douleur et pleurs, l’Allemande de la 6ème suite sonne comme un soulagement résigné, la première Bourrée de la 3ème Suite se mêle aux cris de joie des Berlinois un soir de novembre 1989 où Rostropovich improvisa un concert au pied du rempart démantelé encore fumant (cf. photo). Les mouvements s’enchaînent à un rythme endiablé, comme si la nature avait horreur du vide, que la vie était trop courte pour la laisser passer sans musique, qu’il fallait absolument s’exprimer avant que la censure naturelle n’intervienne.

        Alors, après tout cela, on se sent petit à parler de technique, de liaisons, du procédé de scordatura de la 5ème suite, de la viola pomposa de la 6ème, des hypothèses sur la viola da spada… On se sent mesquin à critiquer un son trop ample et généreux, des cordes modernes sur un violoncelle ancien. On se sent procédurier à vouloir aligner les comparaisons avec les autres crus : Pablo Casals 1936, 1938, 1939 ; Pierre Fournier 1960, Anner Bylsma 1979 ou 1992… On n’ose même pas attribuer une Muse d’Or à un homme qui a déjà reçu tant de titres : Grand Officier de la Légion d’honneur, Chevalier de l’Ordre de l’empire britannique, membre de l’Académie des Arts et des Sciences des États-Unis, de l’Académie Royale de Suède, de l’Académie Royale de Grande Bretagne, Docteur Honoris Causa de quarante universités.

        On ne sait plus conclure, sinon en regrettant de ne pas être à Moscou pour pouvoir dire adieu à un grand violoncelliste, et au-delà de la musique, à un grand homme.

                                                                                                                                                    Viet-Linh NGUYEN

 

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Dernière modification: 6 février 2014
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