Rédigé par 7 h 33 min Concerts, Critiques

Implacable Theodora (Oropesa, Di Donato, Spyres, Il Pomo d’Oro, TCE, 22 novembre 2021)

Maxim Emelyanychev © Jean-Baptiste-Millot

Georg Friedrich Haendel 
Theodora, oratorio en 3 actes sur un livret de Thomas Morell, créé le 16 mars 1750, à Covent Garden

Lisette Oropesa : Theodora
Joyce DiDonato : Irene
Michael Spyres : Septimius
John Chest : Valens
Paul-Antoine Bénos-Djian : Didymus
Massimo Lombardi : Le Messager

Orchestre et chœur Il Pomo d’Oro
Direction Maxim Emelyanychev 

Version de concert du 22 novembre 2021, Théâtre des Champs Elysées, Paris.

Theodora tient une place particulière parmi les oratorios bibliques de Haendel. Avant-dernière œuvre (avant la Jephta également superbement inspirée) du genre d’un compositeur âgé de 64 ans, écrite entre juin et fin juillet 1749, Theodora abandonne l’Ancien Testament et sa sévérité abstraite pour une tragédie chrétienne, presque racinienne, où pouvoir, amour et devoir et destinée fatale se conjuguent dans une fresque puissante et émouvante… qui n’eut que 3 représentations et une reprise en 1755. “Les Juifs ne viennent pas car il s’agit d’une histoire chrétienne; et les femmes ne viennent pas car elle est trop vertueuse” aurait dit un Haendel désabusé. Pourtant le portrait du Gouverneur Valens odieux et brutal, l’hymne à la tolérance et l’amour désespéré du centurion Didyme, la vertueuse Theodora promise à être prostituée dans le temple de Vénus (!) dont le martyre sera la libération ultime font de Theodora une œuvre à la fois dramatiquement concentrée, et d’une gravité noble rarement atteinte. Le livret fur inspiré en partie de la Théodore, Vierge et Martyre de Pierre Corneille (1646) ce qui explique sa  Peter Sellers ne s’y était pas trompé, tirant parti de la force et de l’intensité sombre de cet oratorio dans sa bouleversante mise en scène dénonçant l’Amérique consumériste et les exécutions capitales par injection (Glyndebourne, 1996).  

La Theodora de Maxim Emelyanychev est tout entière drame opératique dès l’ouverture musculeuse suivi d’un premier acte pyrotechnique et robuste, mais qui manquait parfois de fluidité dans ses articulations, et tirait vers l’écueil habituel du seria, celui de la succession d’airs. Mais à compter du second acte, la baguette se libère, et une cohésion, une progression, un festival de couleurs d’Il Pomo d’Oro complètent la précision nerveuses des cordes, le continuo très présent, et sculptent avec davantage d’agogique les airs, laissant s’épanouir les caractères, osant la spontanéité risquée des dilatations et accélérations. Il faut dire que le plateau mérite pleinement son nom des “Grandes Voix” et qu’on se retrouve plaqué au fond de son siège sous l’onde de choc de telles projections. Le Valens de John Chest est un gouverneur inique et brutal, stable et carré, un peu trop unidimensionnel. Son “Racks, gibbets, sword and fire” n’est qu’un déluge de doubles croches sans âme, comme son péremptoire “Cease, ye slaves, your fruitles pray’r”  du dernier acte. Idem pour le beau contre-ténor clair du Didymus amoureux de Paul-Antoine Bénos-Djian, au destin d’autant plus tragique que le livret entretient la confusion entre l’amour de Dieu et celui plus charnel et terrestre qu’il éprouve pour Theodora, allant jusqu’au suprême sacrifice, immolant sa vie et son devoir d’officier romain. On admire un beau médian, le chant élégant et ciselé malgré l’aigu un peu tiré et acide (“The raptur’d soul” enveloppé de cordes très présentes mais où la virtuosité brillante du dialogue prend le pas sur la dépiction psychologique, ou le “Sweet rose and lily” où l’on regrette les effusions pastel d’un David Daniels).

Nous avons retenu notre plume pour faire tomber d’un coup ferme et imparable nos lauriers sur le trio de la belle, fervente et chaste Theodora, sa confidente rationnelle Irene, et l’ami fidèle Septimius. Alors qui louer davantage tant les incarnations furent celles de tragédiens et tragédiennes plus grands que nature, sublimant le cadre étroit de la version de concert, propulsant l’auditeur dans un monde où la foi, la violence, l’amour, l’ancien et le nouvel ordre se bousculent avec une sombre âpreté, de temps à autre sublimée dans les échappées lyriques d’un compositeur à la tendresse à fleur de peau.

Lisette Oropesa 2017, photo : Jason Homa

Dans le désordre,  L’Irene de Joyce DiDonato, s’avère virtuose, colorée, spectaculaire. Personnage complexe, à la fois chrétienne bienveillante, mais plus rationnelle que son amie et n’aspirant guère au martyre, cette femme est peut-être celle dont le public se sent le plus proche. Après un “Bane of virtue” éloquent, fleuri et d’une confiance presque naïve, aux phrasé chantourné aux soudaines inflexions (Haendel a fait moins sophistiqué mais rarement aussi optimiste), le sublimissime et crépusculaire “As with the rosy steps the morn” presque à contre-ton du texte plein d’espérance, permet à la mezzo d’oser la puissance du murmure, d’insuffler nuances sur nuances, de dilater le temps alors que les cordes poussent petit à petit les feux de l’aurore, avancent en tapinois, réduisent la protection planante d’un timbre lunaire dont la rêverie lyrique doit au bout d’un moment en venir à sa conclusion. On retrouve l’immense talent de Haendel pour ces airs ambigus qui s’étiolent infiniment dans les limbes, à l’instar du “scherza infida” d’Ariodante.  Et Joyce Di Donato nous entraîne ailleurs, aux confins de la nuit, sur les marches du jour, dans un entre-deux indescriptible mais d’une irradiante beauté, que la section centrale trop démonstrative coupe avec une brutalité efficace. La Theodora de Lisette Oroposa dénote certes un vibratello trop utilisé et un goût pour le legato dû à une fréquentation massive de Verdi qui fera tiquer certains baroqueux. Mais le timbre élégant et clair, la projection forte, le magnétisme lumineux donne à la martyre une présence et une sensualité impressionnantes, loin d’une blanche colombe éthérée promise au martyre de part en part. Haendel lui confie de nombreux airs aussi incontournables que désespérés : d’un “fond, flatt’ring workld, adieu” au renoncement souriant au noir “With darkest deep” noble et voilé, à un “when sunk in anguish and despair” ample et à l’éloquence très articulée. Enfin, l’ami et confident, le Septimius de Michael Spyres, très théâtral, au timbre poétique et chaleureux, doté d’une projection large et ferme, très égal sur toute la tessiture, déclamant avec gourmandise ses “r”, campe son Romain paien mais compréhensif avec une humanité hésitante, volant parfois la vedette à son confrère. Son sinueux et triomphant “Through the honours” d’une complexité allante accompagné d’un orchestre pourtant très nerveux est une leçon de chant, de même que la virtuosité agacée des vains appels du “Dread the fruits of Christian folly”. Voix de la raison et de l’amitié, personnage intègre et pris entre deux loyautés, assistant au supplice des deux croyants/amants avec compassion, c’est l’oeil de Septimius qui est paradoxalement le plus proche de celui du spectateur, et qui se mouille quand les effusions du duo pre-final de Theodora et Didymus “To thee, thou glorious son of worth” retentit, intense et concentré, nimbé d’un basson grainé très présent. 

Avant d’oublier : un dernier mot sur les chœurs pour apprécier leur caractérisation très différenciée entre la sombre barbarie verticale et masculine des Romains, et la rotondité souple un peu alanguie des Chrétiens avant de reprendre le chemin d’un monde désenchanté.

 

 

Viet-Linh Nguyen

 

Dernière modification: 10 avril 2022
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