Rédigé par 15 h 40 min Actualités, Editos

“Entrer votre numéro de carte bancaire ici”

Après une journée de travail éreintante au Cosmopole international de Roissy, l’homme rentra dans sa bulle d’habitation épurée, avec vue sur les toits immaculées et transparents de Paris. Seuls quelques bâtiments historiques laissaient poindre encore des couverture en tôle, en plomb ou en tuiles, brisant la monotonie des reflets nacrés et transparents des autres “living bubbles” qui avaient depuis quelques décennies révolutionné l’urbanisme de la capitale…

Boîte aux lettres de dénonciation, Palais des Doges, Venise © Muse Baroque, 2010

Après une journée de travail éreintante au Cosmopole international de Roissy, l’homme rentra dans sa bulle d’habitation épurée, avec vue sur les toits immaculées et transparents de Paris. Seuls quelques bâtiments historiques laissaient poindre encore des couverture en tôle, en plomb ou en tuiles, brisant la monotonie des reflets nacrés et transparents des autres “living bubbles” qui avaient depuis quelques décennies révolutionné l’urbanisme de la capitale.

Passé le porche qui l’identifia à son empreinte thermo-vocale, l’homme se fit navigateur, commandant son dîner sicilien sur le Transnet (ex-Internet), dont les pages animées s’affichaient sur un panneau de Plexus ® déroulant en fonction de ses stimuli nerveux captés par des lunettes pensives. Il s’assit dans un pouf nuagé qui surgit du sol à la rencontre de son séant, par un système élaboré de détection de mouvement et de température corporelle, fit mentalement défiler son Musicoscope, le répertoire musical universel. En parcourant la rubrique “musique historique de l’Antiquité à Steve Reich”, l’homme put sélectionner les compositeurs, œuvres, artistes qu’il désirait. Mieux encore, l’ordinateur Kantor se chargeait de recomposer les interprétations désirées, en tenant compte des avancées musicologiques, du style du compositeur mais aussi des interprètes, recréant des enregistrements uniques à la demande. Kantor avait révolutionné le monde de la musique, confit dans l’imperfection datée et encombrante de ses supports logiques périssables ou de ses concerts, et lentement on avait ainsi vu péricliter les formations humaines (ex-orchestres et ensembles), de même que le standard HDMCD ® (High DéfinitionMega CD) sorte de petite palette ronde du diamètre de 2 cm pouvant contenir 7000 h d’enregistrement. L’homme demanda ainsi “Bach – opéra mythologie – Howard Crook – David Daniels – Cecilia Bartoli – Philippe Herreweghe” et Kantor lui proposa une “Olimpia vendicata” en 3 actes reprenant certains airs de cantates profanes, quelques tournures baccho-keiseriennes, tout cela agrémenté de la direction ronde et retenue du chef demandé. On pouvait également tailler sur mesure d’improbables associations, telles “Alfred Deller – Philippe Jaroussky duo final Couronnement de Poppée”, ou encore “Glenn Gould intégrale ordres clavecin Couperin”

Mais l’homme ne s’était jamais satisfait de ce pouvoir créatif qui allait au-delà de ce qui avait été joué, regrettait la spontanéité ou la réalité d’un enregistrement donné. On avait beau lui dire que l’enregistrement, même en ces temps barbares et techniquement arriérés, n’était déjà d’une utopique pérégrination entre des centaines de points de montage, que le concert n’était que l’expression – perfectible – d’une pensée interprétative que l’on pouvait désormais recueillir et livrer intacte et parfaite, essence idéale d’un Karajan, d’un Harnoncourt, d’un Biondi grâce au Progrès, il regrettait, continuait de collectionner au marché noir les galettes pittoresques des CD, SACD, MCD et HDMCD qui avait été interdits, en raison de composants jugés toxiques.

Et dans sa coupable passion, l’homme était aidé par les ASW les “archives secrètes du web”, mémoire bannie de l’ancien Internet que certains se distribuaient sous le manteau, grâce à des connexions cryptées illégales. Par son réseau clandestins de mélomanes, il avait enfin obtenu, contre 15 rations de repos et 2 packs “Voyage virtuel sur Vénus”, une copie du dernier état de “Muse Baroque”, avant sa dissolution pour décision de justice en 2067, suite à une sombre affaire de diffamation et abus de confiance qui n’avait jamais réellement été éclaircie. Après avoir demandé la fermeture de la carapace de Titanium 800, mit en place le champ de détection anti-intrus et déconnecté son implant Z, l’homme se mit à contempler la page d’accueil délicieusement rétro de Muse Baroque.

Une mascotte interactive, moitié femme séduisante et dénudée, moitié statue antique à la voix caressante et à la démarche féline, servait de fil directeur à la navigation parmi les rubriques. Des publicités multicolores apparaissaient et disparaissaient au gré des onglets, renvoyant sur des sites marchands de l’époque, ou des agendas de salles de concert avec réservation automatique. L’homme tenta d’accéder aux milliers de références de la Base discographique pour laquelle MB était devenue fameuse, en raison de son style enlevé et ses connaissances rigoureuses appréciées depuis 2003 de ses lecteurs réguliers et exigeants. Une icône ornée d’un symbole monétaire s’afficha : “Entrer votre numéro de carte bancaire ici”, reflet des évolutions mercantilistes du magazine qui avait également trouvé comme expédient pour sa survie la fabrication de goodiesbaroques : tasses, portières de voitures à l’effigie de Lully, jeux vidéos (dont le succès sanglant de “Kill : toi-aussi, élimine les concurrents du concours de Sous-Maître de la Chapelle Royale de 1683”), lingerie d’époque… Un logiciel pirate permit au curieux de contourner la demande de paiement pour accéder enfin au contenu.

Quelle ne fut pas sa surprise en se voyant proposer encore, sur 3/4 de la page des “enregistrements liés à l’article”, y compris un séjour pour 2 personnes en Gambie avec hôtel 5 étoiles et majordome au petit-déjeuner, un “Private Tour” de Châteaux de la Loire ou encore une “Escapade gourmande en Auvergne avec l’Orchestre le Violon Royal”. Persévérant dans sa spéléologie du Net, l’homme se rabattit sur la rubrique des Interviews. Des images animées de grands chefs ou chanteurs du temps l’incitaient à “Cliquer ici”, ce qui le renvoya à une page de quizz et au sacro-saint “Entrer votre numéro de carte bancaire ici” déjà aperçu. Pris de dépit, le mélomane se rabattit sur les Documents d’époque “Vous aussi, choisissez votre Pass Bibliomuse pour consulter les transcriptions pendant 24h à compter du débit de votre compte”. Excédé, il se retrouva par mégarde sur la page contact où chaque rédacteur offrait ses services tels autant de lansquenets germaniques : “pour une critique de P*****, envoyer votre paiement sur le compte suivant, article laudateur de 2000 signes sous huitaine” ; “un billet de K*****, faites votre transfert grâce à Speedmoney”.

C’est à cet instant que l’alarme du Plasmo-champ interrompit la déception de l’homme, brutalement extrait de la consultation de Muse Baroque qu’il n’imaginait pas comme un repaire commercial camouflé sous un prétexte musical. Deux individus à la mine sombre firent irruption dans la pièce. L’homme reconnut d’un coup d’œil cursif les brassards de la Police Culturelle (un masque de théâtre) et de la Police de la Santé (un caducée). Il fut arrêté pour “lecture de média illicite” et pour “utilisation d’équipements nocifs prohibés”.

Viet-Linh Nguyen

 

Dernière modification: 23 août 2013
Fermer