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De la prononciation élisabethaine restituée & de sa nécessité

Comme celle de toutes les langues, la prononciation de l’anglais a évidemment fortement évolué à travers les âges. Et l’Angleterre élisabethaine, à laquelle nous nous intéresserons ici, est en plein dans un bouleversement linguistique: the great vowel shift, qui s’étend sur plusieurs siècles, mais qui est à son plus fort dans les années 1550-1600.

That tonge that more hath more exprest: Or, praticall reflections on the waies and manners to pronounce the English language for the use of the French

Portrait présumé de Christopher Marlowe daté de 1585 sur lequel figure la devise “Quod me nutrit me destruit” (ce qui me nourrit me détruit) – Source : Wikimedia Commons

Comme celle de toutes les langues, la prononciation de l’anglais a évidemment fortement évolué à travers les âges. Et l’Angleterre élisabethaine, à laquelle nous nous intéresserons ici, est en plein dans un bouleversement linguistique: the great vowel shift, qui s’étend sur plusieurs siècles, mais qui est à son plus fort dans les années 1550-1600. La prononciation des voyelles change radicalement, pour basculer de l’anglais médiéval, à, progressivement, celui que nous connaissons aujourd’hui.

Cet article tentera de livrer quelques clés sur la prononciation de l’anglais à l’époque de Shakespeare et Marlowe, de Dowland et Byrd, avant de défendre un rétablissement d’une telle prononciation dans l’interprétation de la musique de l’époque, en s’appuyant sur des recherches déjà effectuées (notamment par Eugène Green), mais aussi sur les fouilles de metteur en scène de l’auteur de la présente.

Certes, il ne semblerait pas que des enregistrements sonores de l’époque nous soient parvenus, et il ne s’agira donc là que d’une restitution sans doute approximative, mais les grands changements provoqués dans la langue dans cette période d’effervescence artistique ont engendré un grand nombre de publications tentant d’en garder une trace écrite, ce qui nous permet d’être assurés de ne pas s’égarer trop loin.

I-The Waies and manners to pronounce the English language : De la prononciation élisabethaine

L’écriture phonétique n’étant pas forcément évidente, nous proposerons notre propre système de notation sonore, que nous illustrerons à chaque occasion, se basant sur la prononciation du français moderne. Les exemples modernes que nous donneront découleront de la prononciation anglaise la plus pure, et non de l’américain outre-Atlantique (même pennsylvanien).

Nous passerons dans notre catalogue le roulement de la consonne R, évidente à l’époque (tout comme en français, en italien et en allemand), qui peut choquer une oreille accoutumée à la mollesse du Nouveau Monde de cette consonne énergique. De surcroît, le muet n’existe pas: a[R]t, mothe[R]

Si la prononciation des consonnes diffère en général peu de l’anglais moderne, certaines différences doivent être signalées.

Notamment celle du dans les mots où la consonne est aujourd’hui muette, comme wou(l)dshou(l)d, ta(l)k

A l’époque, elle se prononce encore, et ainsi, l’on entend wou[L]d, shou[L]d, ta[L]k…

De même, la graphie GH, dans les cas où elle est dans l’anglais moderne complètement muette (li(gh)thei(gh)t) — contrairement aux mots où on l’entend [f] (lau[f]…), où c’était déjà le cas — ne l’était pas à l’époque, et se prononçait un peu comme un [h] aspiré: li[h]t, hei[h]t…

De même pour le groupe WH où l’on supprime généralement aujourd’hui le H de la prononciation, à l’époque, les deux lettres se faisaient entendre: [h]wi[t]ch, [h]wat, comme on peut encore le trouver dans l’écossais moderne, ou chez certaines gens de la côte Est des Amériques (à Toronto, au Canada, par exemple, ou chez les membres de la upper-class de Philadelphie, comme Grace Kelly).

Les voyelles, puisque, nous l’avons dit, sont en plein changement, diffèrent bien plus. Les longues ne sont pas systématiquement les mêmes qu’aujourd’hui, et les diphtongues abondent.

a- Diphtongues

 le [a] long en anglais moderne (généralement suivi d’une consonne puis d’un muet):

Many, shape, marriage:

En anglais élisabethain, c’est un son qui se diphtongue: on garde le [a] long qui se transforme sur la fin en [ë] quasi-muet:

M[aë]ny, sh[aë]pe, marri[aë]ge…

 le [i], représenté par la graphie AE, mais parfois E:

Plead, even, eternity, season:

La diphtongue s’opère sur deux é[ë:é]:

Pl[ë:é]d, [ë:é]ven, [ë:é]ternity, s[ë:é]son…

 le [aï], que l’on trouve représenté généralement par un I ou Y seul,

I, eye, time, night:

Le son ressemblait alors au [éÿ], que l’on trouve aujourd’hui, légèrement moins diphtongué, dans they:

[Éÿ], [éÿ], t[éÿ]me, n[éÿ][h]t…

Il est à noter qu’en fin de mot, pour certaines rimes, le son [i] inchangé, peut se prononcer également [éÿ]:

Nay, stay your valour, ‘tis a wisdome high, h[éÿ]

In Princes to use Fortune reverently [1] reverentl[éÿ]

 le [ow], représentés par la graphie OW, mais aussi par certains O, ou OU:

Foe, woe, flower, power, hour, slow, out:

Le son de l’époque se retrouve encore aujourd’hui en Nouvelle-Ecosse au Canada, dans certains cas (comme out): on entend ainsi: o-[ou]t:

F o-[ou], w o-[ou], fl o-[ou]R, p o-[ou] R, ‘o-[ou] R (qui deviennent donc ici mono-syllabiques), sl o-[ou], o-[ou]t…

b- Les autres voyelles

 le [ê]long: ladite lettre, E, quand il la faut prononcer longue, luy donnant la voix d’un é neutre, presque semblable au beslement de la brebis [2].

Correspond au E dans une syllabe terminée par un muet, à EA dans certains cas, et aux graphies AY, AI, EY, EI:

These, day, death, there, they:

Th[ê]se, d[ê], d[ê]th, th[ê]R, th[ê].

 le [è]: bref, comme en anglais moderne. Sont prononcés ainsi les dans les mono-syllabes, et ceux suivis d’une double consonne:

Lesson, let, the, eternity:

L[è]sson, l[è]t, th[è], [ë:é]t[è]R nity…

Attention: Yet se prononce yit.

 le o-[œ], qui ne se retrouve plus en anglais moderne.

Un [o] long, qui se termine en [e] légèrement muet. Mais ce n’est pas un diphtongue.

Se prononce ainsi lorsque la syllabe dans laquelle on trouve le O se termine en muet, ou bien dans la graphie OA.

Alone, once, scope, hope:

Al o-[œ]ne, o-[œ]nce, sc o-[œ]pe, H o-[œ]pe…

 le [ou]: comme dans Too.

La graphie OO se prononce toujours ainsi, et dans certains mots orthographies OU, ainsi que dans quelques exceptions de O seul:

Fool, blood, could, love, dove, prove:

F[ou]l, bl[ou]d, c[ou]Ld, l[ou]ve, d[ou]ve, pR[ou]ve…

II- Praticall reflections on the necessitie of such a way of pronouncing the English language ou De la nécessité de prononcer l’Anglais de cette manière

Evidemment, l’éternel débat de la restitution de la prononciation d’époque dans la musique ancienne fait encore rage.

Doit-on, considérant les évolutions d’une langue à travers les siècles, appréhender les textes anciens en les disant de façon moderne (ce qui, finalement, était le cas, à l’époque, même s’il ne s’agissait justement pas de la même prononciation), pour les réactualiser, considérant l’usage de la prononciation d’époque comme une reconstitution historique pas forcément artistique, ou, au contraire, doit-on s’interroger sur le rythme et la musique de la langue de l’époque, pour mieux la saisir et la rendre ?

Evidemment, le problème de la compréhension est important, et il est plus difficile au profane de comprendre un texte ou un song dit dans une langue qui nous paraît plus être une sorte de croisement entre l’écossais et le bas-allemand que ce que nous avons l’habitude de considérer comme l’anglais, mais, est-ce que, dans un texte poëtique (le théâtre de Shakespeare, par exemple), et, plus encore, dans un texte chanté, est-ce que la musicalité de la langue n’est pas primordiale ?

Changer la prononciation d’une langue lui donne une toute autre musicalité — il n’y a qu’à voir, dans le cas de l’anglais, de la différence ne serait-ce que sonore entre l’anglais et l’américain, sans parler des différents accents régionaux aux Etats-Unis.

Changer la prononciation d’une langue correspond donc presque, dans le cas de la musique, à chanter une même mélodie dans une autre langue, comme c’était au dix-neuvième siècle le cas pour les opéras, de Mozart notamment. Certes, l’œuvre musicale reste la même, mais il est difficile d’ainsi rendre le travail du compositeur sur la langue et sur l’expressivité sensuelle du texte — essentiel à la Renaissance et à l’époque baroque, puisque tout naît alors du texte et de son rythme.

Car l’accentuation des mots n’est pas la même, et, par conséquent, sa notation musicale nous devient aujourd’hui parfois étrange et injustifiable, alors que tout coulait de source à l’époque.

Sans parler du fait que le compositeur aide forcément le chanteur (contrairement aux compositions pour voix plus tardives, à partir du dix-neuvième, où la musique prime sur le texte et son élocution), et prend en compte son appréhension de la langue. Tout devient évident, lorsque l’on repasse par la prononciation d’époque, quand on doit parfois faire des efforts aujourd’hui.

Prenons un exemple, archétypal :

Fig. 1 : Flow my tears, John Dowland (Second booke of Songs, 1600) — mesure 1

L’anglais moderne, et sa prononciation de Flo—… aurait tendance à monter, dès la première note, dans l’esprit, alors que la musique descend, exprimant ainsi la chute des larmes.

Or, si l’on repasse par la prononciation d’époque : Fl o-[ou], l’influxion est naturellement descendante, et la pièce se trouve ainsi lancée avec la bonne énergie.

Par ailleurs, comme nous l’avons vu, certains mots aujourd’hui polysyllabiques étaient alors monosyllabiques. Ainsi, nous n’avons parfois qu’une seule note pour un mot qui en demanderait deux:

Fig. 2  et 3 :Tis now dead night, John Coprario, textes de Thomas Campion (Songs of Mourning, 1613) — reprise, mesure 35 :

Nous mettons ici la partition originale (en notes carrées),

Fig. 2 : Tis now dead night, John Coprario, textes de Thomas Campion (Songs of Mourning, 1613) — reprise, mesure 35

suivie d’une transposition phonétique de ce que devrait donner (à moins de faire une élision) la même fin de phrase, en prononciation moderne:

Fig. 3 : Tis now dead night, John Coprario, textes de Thomas Campion (Songs of Mourning, 1613) — reprise, mesure 35

Witherd is her fl o-[ou]r

L’élision en anglais moderne serait assez disgracieuse: flo-w’, et l’on perd la rime avec le vers précédent: hour.

Et s’il n’a été ici question que de musique, rappelons quelques rimes dans les Sonnets de William Shakespeare (1609), que la prononciation moderne perd:

Sonnet 19 – Vers 2 et 4:

And make the earth devoure her owne sweet brood,

And burne the long liv’d Phænix in her blood,

anglais élisabethain: br[oo]d/bl[oo]d

anglais moderne: br[oo]d/bl[o]d

Sonnet 23 – Vers 9 et 11:

For such a time do I now fortifie

That shall never cut from memory    

anglais élisabethain: fortif[éÿ]/memor[éÿ]

anglais moderne: fortif[aï]/memor[i]

Let me not to the marriage of true minds
Admit impediments. Love is not love
Which alters when it alteration finds,
Or bends with the remover to remove:
O no! it is an ever-fixed mark
That looks on tempests and is never shaken;
It is the star to every wandering bark,
Whose worth’s unknown, although his height be taken.
Love’s not Time’s fool, though rosy lips and cheeks
Within his bending sickle’s compass come:
Love alters not with his brief hours and weeks,
But bears it out even to the edge of doom.
If this be error and upon me proved,
I never writ, nor no man ever loved.

Ainsi, le retour à la prononciation d’époque n’est pas un simple caprice d’historien féru de reconstitutions fidèles à l’original, pièces de musées tristes et muettes, et, s’il s’agit certes d’un fort parti-pris artistique, il n’en demeure pas moins que l’auteur de la présente suggère un retour à celle-ci pour une plus grande fidélité à l’œuvre telle que l’imaginait l’artiste en la créant.

III- Severall records of choice in which it is possible to heare (in a sometime hectic waie) the above describd pronounciation ou Discographie sélective où l’on fait usage de ladite prononciation


  •  William Shakespeare, Hamlet, III, i (To be or not to be…), Richard II, III, ii (The Death of Kings), déclamation d’Eugène Green. La Parole baroque (Desclée de Brouwer, 2001)
  •  Tobias Hume: The Passion of Musick, Consort de la Belle Feuille, dir. Nima Ben David (Alpha, 2003)
  •  Bara Faustus’ dreame, Mr Francis Tregian, his choice, Les Witches (Alpha, 2003)
  • John Coprario, Funeral teares, Les Jardins de la Courtoisie, Ensemble Céladon (ZZT, 2009)

Charles Di Meglio

[1] Ben Jonson, Prince Henry’s Barriers, 1610.
[2]
 James Belloc, Familiar Dialogues, for the Instruction of them, that be desirious to learne to speake English, 1586.

Étiquettes : Dernière modification: 19 juillet 2020
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