Rédigé par 7 h 33 min Littérature & Beaux-arts, Regards

Affreuse, Sale et Méchante (La Rome Ridicule, Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, 1643)

Si la littérature sur Rome est dominée par les Promenades de Stendhal, ainsi que par des pages sublimes des Mémoires du Vicomte de Chateaubriand, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d’entreprendre la visite de la capitale italienne munis du précieux poème de Saint-Amant, satire féroce et hilarante, chef d’œuvre de la littérature baroque.

La Rome Ridicule

de Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1643)

Page de titre de l’édition de 1643, sans nom d’éditeur. Droits Bibliothèque nationale de France / Gallica

 

« Rome est la ville des illusions, ce n’est pas par hasard qu’il y a l’Eglise, le gouvernement, le cinéma, tous sources d’illusions.[…] Quel meilleur endroit que cette ville morte plusieurs fois et plusieurs fois ressuscitée pour attendre l’apocalypse. C’est l’endroit idéal pour voir si tout finira ou pas. » Federico Fellini, Roma, 1971.

La scène se déroule quelques jours après que Léopold Saroyan ait percuté la voiture d’Antoine Maréchal, compromettant ainsi sérieusement les vacances de ce dernier. Le fieffé gangster présente à ses associés filous son Corniaud magnifique dans un salon cossu, et alors que celui-ci s’entiche de quelques renseignements sur son futur voyage auprès de l’assemblée, l’un des membres, cigare aux lèvres et air hautain, lui répond : « Lisez les Promenades dans Rome de Stendhal, un excellent guide ! » Ce à quoi notre pigeon rétorque l’air béat : « J’ai déjà le Guide Vert ! ». Nul doute que dans la même scène tournée par le lettré et déconcertant Rohmer, c’est La Rome Ridicule qui aurait eu les faveurs de la référence !

Car si la littérature sur Rome est dominée par les Promenades de Stendhal, auteur si habile à coucher sur le papier ses émotions esthétiques, son amour pour Cimarosa et son aversion pour le style rocaille, ainsi que par des pages sublimes des Mémoires du Vicomte de Chateaubriand, nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs d’entreprendre la visite de la capitale italienne munis du précieux poème de Saint-Amant, satire féroce et hilarante, chef d’œuvre de la littérature Baroque.

Représentation du pont Aemilius et de l’Aventin par Caspar van Wittel en 1690.

Cent un dizains ciselés, un peu plus de mille vers rimés en octosyllabes, c’est ce qu’il faut à ce Cyrano babillard pour porter l’estocade, son fleuret acéré et non moucheté n’épargnant rien, moins par conviction que par plaisir d’une verve élégante et d’une leçon donnée au touriste trop enthousiaste.

Il vous sied bien, Monsieur le Tibre,
De faire ainsi tant de façon,
Vous dans qui le moindre poisson,
A peine a le mouvement libre :
Il vous sied bien de vous vanter
D’avoir de quoi le disputer
A tous les fleuves de la terre ;
Vous, qui comblé de trois moulins,
N’oseriez défier en guerre,
La rivière des Gobelins.

Par cette impertinence s’ouvre ce que Saint-Amant qualifie lui-même de Caprice, poème d’humeur, enlevé et irrévérencieux, fondé sur l’observation fantasque, forme littéraire dont il sera l’initiateur et l’un des principaux artisans. Suivent neuf autres stances consacrées au Tibre, raillant ce fleuve dont la renommée (Je m’estoye figuré le Gange, Plus gueux qu’un rat auprès de vous), la portée mythologique et historique est inversement proportionnelle au ruisseau sale et malodorant qu’il découvre. Le Tibre ramené à sa réalité déçoit notre auteur, et celui-ci ironise dans un style imagé et amusant sur la médiocrité du cours d’eau :

Cependant, rien de plus sauvage
Ne se montra jamais à moi,
Jamais mortel n’eut plus d’effroi
Que m’en donna votre rivage.
[…]
Bain de crapauds, ruisseau bourbeux
Torrent fait de pissat de bœufs,
Canal fluide en pourriture
Dégobillis de quelque mont,
Plus d’un poulain de la Nature,
C’est bien à vous d’avoir un Pont !

Le verbe est arlequin, la sentence bouffonne et notre vilipendeur ne craint pas de choquer et d’user de quelques difformités littéraires pour mettre à bas les platitudes instituées et les révérences obligées.

marc-antoine-girard-de-saint-amant

Marc-Antoine Girard de Saint-Amant (1594-1661) n’est nullement un taquin tarquin, mais d’origine rouennaise, ville où il passa une jeunesse bourgeoise au sein d’une famille protestante du Petit-Quevilly, lui qui quelques années après se convertira au catholicisme. C’est donc loin de Rome qu’il fit ses classes, tenant sans doute son goût des voyages d’un père commandant de vaisseaux pour la couronne d’Angleterre. Sa formation est des plus obscures, lui même ayant pris un malin plaisir à brouiller les pistes, claironnant son aversion pour le grec et le latin, tout en montrant dans ses écrits une grande capacité à jouer des références mythologiques. Il semble avéré que Saint-Amant arrive à Paris vers 1620 où il fréquente nombre d’auteurs du moment, à l’exemple de Théophile Le Viau et Boisrobert. Épicurien, il compose de nombreux poèmes dans lesquels s’affichent sa liberté de ton, sa fougue et son art de polir la rime. Hussard avant l’heure, il ne tarde pas à se faire connaître sous le surnom de Sapurnius pour ses excentricités dans le quartier de la foire Saint-Germain. Protégé par le Duc de Retz, ayant acquis un notoriété certaine avec son poème La Solitude, il devient en 1634, à la création de l’Académie Française, le premier pensionnaire du fauteuil 22. Ainsi reconnu, il participe à plusieurs missions militaires ou diplomatiques et c’est dans ce cadre qu’il se retrouve à Rome en 1633, en compagnie du Maréchal de Créquy, dans la délégation venue négocier avec Urbain VIII l’annulation du mariage secret entre Gaston d’Orléans, fils de Henry IV et de Marie de Médicis, avec Marguerite de Lorraine. Les tractations étant longues, cela laisse à notre auteur tout le loisir de découvrir la ville, ses monuments, ses cabarets et ses bordels, mais également de s’entretenir avec Galilée. Autant d’impressions contrastées mais globalement décevantes qui serviront de matière à ces futurs vers.

Car en effet, le Tibre, si il a la primeur de la critique, n’est pas le seul apanage de Rome à se voir brocarder. Les principaux monuments sont soumis à la même dérision, à l’exemple du Colisée :

Piètre et Barbare Colisée
Exécrable reste des Goths
Nid de Lézards et d’Escargots,
Digne d’une amère risée :
Pourquoi ne vous rase-t-on pas ?
Peut-on trouver quelques appas
En vos ruines criminelles ?
Et veut-on à l’Eternité
Laisser des marques solennelles
D’horreur et d’inhumanité ?

Et la litanie de se poursuivre. Les thermes de Dioclétien ne sont pour lui que des caves pleines d’eau, le Panthéon un vide réceptacle De tous les Marmousets sacrés, où cent pauvres veaux massacrés, étaient tous les jours en spectacle. Il invective aussi le Capitole, vulgaire motte n’ayant pas plus de six pieds de haut, en ces termes :

Vous ne devez pour cent raisons,
Si vous fûtes chérit des oyes
Etre loüé que des Oysons.

Il juge avec une même sévérité les tesselles du Testaccio, la pyramide de Cestius, l’île tibérine, la Place Navone ou encore le Château Saint-Ange, se permettant au passage une référence assez explicite aux mœurs d’Hadrien et d’Antinoüs. Les fontaines, souvent ornées de visages grimaçants ne l’émeuvent pas, tout comme l’horrifient les statues dénudées qui parsèment la ville. Les monuments et les ruines de Rome n’ont aucun attrait pour lui et si son sens de l’observation le rapprocherait des romantiques, jamais chez lui ne se retrouvent les sentiments d’un Chateaubriand ou d’un Volney pour les débris des civilisations passées. Pour lui Rome, fondée par deux téteurs de louve obligés de ravir les Sabines pour espérer voir leur ville prospérer, est vide d’émotion et ne vit plus que des fastes orgueilleux de la Curie.

Mais la critique pourrait paraître bien futile si Saint-Amant se contentait de rester de marbre devant les monuments romains. Il n’en est rien et en bon Condottiere de la sentence il ne tarde pas à tancer la population romaine. Rien ne trouve grâce à ses yeux, et le lecteur moderne prendra plaisir à constater qu’il croque déjà le portrait archétypal de l’italien contemporain. Exubérant, viril et soucieux de son apparence, séducteur et jaloux, idolâtrant la Famille et l’Eglise, l’italien cumule, aux yeux de Saint-Amant, toutes les tares qui l’oppose à l’élégance et au bon goût français. Quant à la ville, elle apparaît déjà bruyante, sale et chère, dangereuse et livrée à des hordes de prostitués des deux sexes, alors que sous les ors des palais se trament les complots les plus cruels et sordides avec la bénédiction de la Papauté. A cela il faut ajouter que le logement lui apparaît onéreux et la nourriture médiocre, finissant ainsi de ternir le tableau.

Les vers à citer à l’appui de ces lignes seraient légions, et celles-ci trahissent la qualité de l’esquisse, des effets de manche et traits d’esprit dont l’auteur fait preuve dans sa versification. Mais, notre magazine restant essentiellement consacré à la musique, notons que ce qui exaspère le plus notre auteur est bien la musique populaire italienne, (déjà) à l’époque assez inaudible :

Quels jolis racleurs de Guitare
Entends-je passer là-dehors ?
Sans mentir, voilà des accords
A mener la Musique en terre :
Aux lamentables hurlements,
Aux syncopes, aux roulements
Dont leur gorge est si bien munie
Sauf l’honneur de G ré sol ut
Il me figure l’harmonie
D’un concert de matous en rut.

De la part d’un homme également connu pour avoir été un habile joueur de luth, la sentence sur cette sérénade discordante est sans appel.

La Rome Ridicule est publiée en 1643, année qui vit mourir Louis XIII et Monteverdi et naître Marc-Antoine Charpentier, et devra en fait sa renommée à une interdiction assez rapide, la liberté de blâmer toute relative sous la régence d’Anne d’Autriche s’accommodant mal de cet éloge peu flatteur. Pourtant, ce long poème est bien à redécouvrir comme un chef d’œuvre de la littérature baroque. Tout d’abord parce que l’irrévérence, le refus de l’imitation des anciens sont des traits constitutifs de la littérature baroque, mais aussi parce que son écriture est toute musicale. En effet, si Saint-Amant s’appuie sur une grande maîtrise des règles de la versification, c’est pour mieux en détourner le classicisme, s’autorisant de constants écarts de vocabulaire, embrassant la rime pour mieux maîtriser son rythme, brisant au besoin la cadence mais toujours soucieux d’une scansion qui doit rester alerte, brillant par sa capacité à faire émerger le dérisoire d’une simple observation, maintenant le lecteur dans un perpétuel désir du développement, et cela même si certaines références peuvent apparaître hermétiques au lecteur moderne dépourvu des codes du XVIIème siècle.

Il nous faut bien admettre que si Saint-Amant fut loué de son vivant, il tomba rapidement en désuétude dès les premières années du XVIIIème siècle, comme nombre de ses contemporains adeptes de ce style d’écriture. Les temps étaient au triomphe des classiques et il faudra attendre le milieu du XIXème siècle pour que Saint-Amant soit l’objet de quelques éloges. C’est Théophile Gautier, l’auteur du Capitaine Fracasse et de Mademoiselle de Maupin, qui consacre en 1843 un ouvrage sous le titre Les Grotesques, à dix auteurs représentatifs de la veine baroque de la littérature française du XVIIème siècle, souvent moins connus par leurs écrits que par les harangues de Boileau à leur encontre, ce dernier passant une partie de son existence à s’ériger en chantre du bon goût et dénigrant vertement les écrivains un peu trop hardis. Saint-Amant tient une bonne place chez Gautier, qualifié de « Très grand et très original poète, un des meilleurs dont la France puisse s’honorer ». Hommage appuyé mais bien éphémère, les œuvres de Saint-Amant ne faisant pas l’objet d’une édition acceptable et accessible au grand public, le plus souvent reléguées à des publications partielles et parfois tronquées dans des anthologies ou des travaux universitaires à tirages confidentiels.

Chantre de l’esthétique baroque dans la littérature française, inspirateurs de nombreux émules auxquels nous rendrons hommage dans une prochaine chronique, Saint-Amant mérite une large redécouverte. Le lecteur malicieux prendra ainsi un grand plaisir à parcourir la ville éternelle en lisant La Rome Ridicule, tout en ayant en tête que la satyre, fut-elle parfois un peu facile, un peu gratuite, écrite pour le simple plaisir du bon mot et de l’irrévérence, est une composante si ancienne et si essentielle de l’esprit français, quitte à déconcerter la vanité humaine.

Pierre-Damien HOUVILLE

 

Étiquettes : , Dernière modification: 22 mai 2020
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