Rédigé par 18 h 16 min Concerts, Critiques

Magdalena l’ensorceleuse (Haendel, Alcina, Kožená, Les Musiciens du Louvre, Minkowski – Philharmonie, 7 février 2023)

“Mi restano le lagrime”

Magdalena Kožená © Julia Wesely / Pentatone, 2019

Magdalena Kožená, Alcina
Erin Morley, Morgana
Alois Mühlbacher, Oberto
Anna Bonitatibus, Ruggiero
Elizabeth DeShong, Bradamante
Valerio Contaldo, Oronte
Alex Rosen, Melisso

Les Musiciens du Louvre
Marc Minkowski, direction
Grande salle Pierre Boulez, Philharmonie de Paris, mardi 7 février 2023 (version de concert)

Merveilleuse soirée, qui malgré une version de concert nous a transporté dans le monde des paladins du Tasse et d’une chevalerie fantasmée. Certes le livret passablement alambiqué à l’auteur inconnu mais inspiré de celui d’Antonio Fanzaglia pour l’Isola d’Alcina de Riccardo Broschi (1728), riche en travestissements et rebondissements est si chantourné que nos voisins de siège en étaient tout égarés. Certes, la grève des transports tenté d’empêcher l’expédition mais les courageux mélomanes en bravèrent les obstacles. Alcina est un seria haendélien trop connu de nos lecteurs pour qu’on leur fasse l’insulte d’en rappeler la création pour la première saison de Covent Garden le 16 avril 1735, avec la luxueuse distribution regroupant Carestini dans le rôle de Ruggiero et Anna Maria Strada del Po. Ce soir-là, Marc Minkowski en a livré une cavalcade inspirée et personnelle. L’oeuvre, riche en passages instrumentaux du fait de l’insertion du ballet de Marie Sallé (dans la version d’origine donnée ici, la danseuse rentra ensuite en France et Haendel coupa le ballet) permet aux Musiciens du Louvre de faire valoir une chair dense et pulpeuse, des basses solides, de magnifiques bois, des cordes nerveuses et poétiques à la fois. On louera sans réserve cette matière dense et texturée, la précision des départs, le doux flottement des instruments obligés (superbe Alice Piérot en apesanteur), la basse continue bondit (2 clavecins, avec un jeu de luth), les contrebasses vibrillonnent, le traverso ou piccolo d’Annie Laflamme oisillonne.

Et puis sur cette soierie moirée, chatoyante – que Marc Minkowski se plaît à faire onduler en permanence, insérant des ruptures de rythme souvent inattendues mais fidèles aux affects, loin de la tarte à la crème actuelle des lamenti traînards et des accélérations de formule 1 – sur cette soierie donc, une grande prêtresse, altière, impériale. Magdalena [Kožená]. Dès les premières notes du “Di, cor mio, quanto t’amai”, la mezzo tchèque campe moins la guerrière ou magicienne qu’une grande figure tragique, celle de l’amoureuse délaissée, abattue avant même que l’opéra ne dévoile que ses pouvoirs s’émoussent (“Mi restano le lagrime” crepusculaire dans la même veine du désespoir le plus insondable). La projection emplit la salle jusqu’aux confins, la ligne mélodique épouse des contours à la mouluration nuancée, les ornements virtuoses, sont avant tout énoncés avec un goût admirable loin de toute vaine esbroufe. Ce qui frappe, c’est l’intensité, la concentration, la puissance qui se dégage de cette interprétation de femme maudite.

Rutilio Manetti (Siena 1571-1639), Ruggiero à la cour d’Alcina, huile sur toile (1624), © Palazzo Pitti Florence, Anna Bisceglia

Dès lors, le reste de la distribution, pourtant plus qu’honorable, fait pâle figure auprès de cet astre. Un Alois Mühlbacher surjouant l’enfant en hululant en voix de tête, loin de la finesse d’un Philippe Jaroussky ou d’un Gérard Lesne. Anna Bonitatibus, rompue à ce répertoire, se révèle Ruggiero subtil et convaincu, mais à la projection trop confidentielle pour tenir tête à l’Alcina hors sol qui lui fait face, et le “Sta nell’Iracana” appliqué et sans fougue, accompagné d’une paire de cors trafiqués (avec des trous dans le tube), presque discrets, déçoit franchement malgré l’articulation des ornements et la noblesse de la ligne. La Bradamante spontanée d’ Elizabeth DeShong dénote une belle virtuosité (“Vorrei vendicarmi”) même si les graves sont aplatis. Erin Morley piquante et acidulée dans les aigus, un peu soubrette, dépeint une Morgana frivole et sensuelle (“Alma, sospira” et son poétique violon obligé) et apporte un peu de truculence dans ses relations troubles avec son amant sanguin incarné par un Valerio Contaldo moqueur aux récitatifs animés et au naturel truculent, bouillonnant amant, même si le medium rugueux. Enfin, le Melisso grainé et profond d’Alex Rosen n’a que peu à faire dans un second rôle de carton-pâte.

Une fois l’urne maléfique brisée, les captifs libérés, deux chœurs et un tambourin enlevé signalent un lieto fine amer après une odyssée pulpeuse et évocatrice pour laquelle la magie du duo éprouvé et complice Minkowski-Kožená n’est pas pour peu.

 

Viet-Linh Nguyen

 

 

 

 

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 24 février 2023
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