Georg Friedrich HAENDEL (1685 – 1759)
Orlando (1733), HWV 31.
Opéra en trois actes, sur un livret (anonyme) adapté de Carlo Sigismondo Capece, inspiré d’Orlando furioso de l’Arioste.
Bejun Mehta (Orlando), Sophie Karthäuser (Angelica), Kristina Hammarström (Medoro), Sunhae Im (Dorinda), Konstantin Wolf (Zoroastro)
B’Rock Orchestra, direction : René Jacobs
2 CDs. Deutsche Grammophon. Durée totale : 160’01. Enregistré au Concertgebouw de Bruges, juillet-août 2013.
Orlando constitue le dernier opéra de Haendel destiné au castrat Senesino, qui devait quitter la troupe dès juin 1733 suite à une dispute avec le compositeur, puis rejoindre la troupe de l’ « Opera of the Nobility » créé l’année précédente. Le compositeur y renoue avec la tradition magique des débuts londoniens, qui anime notamment le Rinaldo. Alors que Haendel s’oriente progressivement vers le genre de l’oratorio anglais (avec Athalia, qui suivra en juillet 1733), il puise dans l’Orlando Furioso de l’Arioste les éléments d’une oeuvre « à grand spectacle », avec grottes, machines, enchantements et changements de décor à vue, dont il exploitera encore la veine quelques années plus tard pour son Alcina. La mise en scène grandiose contribua certainement au succès des premières représentations. On peut noter plusieurs traits originaux de cette oeuvre par rapport au reste du répertoire haendélien, en particulier le rôle majeur confié à une basse (le magicien Zoroastro, sorte de Monostatos avant la lettre, personnage ajouté par l’adaptateur anonyme du livret au scénario original de Capece), et le très large recours aux ariosos (qui nourrissent avec bonheur l’atmosphère irréelle de la scène de la folie, puis du sommeil magique du héros). Le héros y est d’ailleurs plutôt une sorte d’anti-héros, balloté par sa jalousie envers Medoro et son désir de conquête d’Angelica, confondant Dorinda avec cette dernière dans une scène qui confine au burlesque, et qui recouvrera tardivement la raison sans toutefois réaliser son but de conquête (ni s’unir à Dorinda, ce qui aurait pu constituer une autre issue crédible). Au total, l’oeuvre retrace davantage les états d’esprit successifs d’Orlando que le dénouement d’une situation (à la différence d’Alcina, qui se conclut sur la rupture du charme et la disparition du royaume de la magicienne).
Le présent enregistrement se caractérise par une belle homogénéité entre une ligne orchestrale fluide mais très attentive aux nuances, et la bonne expressivité tant vocale que théâtrale des chanteurs. On mesure là l’empreinte indéniable de René Jacobs, dont l’expérience de chanteur enrichit incontestablement la direction d’orchestre. Le B’Rock Orchestra est bien audible dans ses différentes parties, son relief naturel ne nuit jamais à la fluidité de la ligne orchestrale ou vocale. Ce trait se manifeste dès l’ouverture, mais aussi dans les parties purement orchestrales (comme la délicate symphonie qui évoque la Cour d’Amour, au premier acte), et dans les airs, en particulier dans les périlleux ariosos à l’atmosphère impeccablement rendue. Côté atmosphère, soulignons aussi l’intégration judicieuse des bruitages, qui évoquent de manière réussie les différents changements de décors à vue qui se succèdent dans cette oeuvre « magique », renforçant le caractère vivant de l’interprétation.
Dans le rôle-titre, Bejun Mehta accomplit une superbe prestation. Son timbre moiré convient bien au héros indécis, touché par la folie, et manipulé par Zoroastro qui veille à son destin. Il s’acquitte sans hésitation des vaillants ornements du « Fanni combattere » (premier acte) et du « Cielo ! Se tu il consenti » (second acte). Mais c’est dans les nombreux ariosos que son talent dramatique donne toute sa dimension : le « Ah stigie larve ! » fait croître habilement la tension avant la cavatine « Gia latra Cerbero » relevée de belles nuances, et la « Ma la Furia » précède un « Vaghe pupille » délicat, à la ligne mélodique bien développée, qui conclut avec éclat le second acte. Au troisième acte l’arioso « Unisca amor in noi » est déclamé d’un ton surnaturel, et enchaîne sur un « Gia lo stringo » à l’atmosphère de somnambulisme. Signalons encore l’arioso du réveil « Gia l’ebbro mio ciglio », dont le phrasé très soigné entretient habilement l’atmosphère irréelle de rêve éveillé.
Dans un tout autre registre, la basse Konstantin Wolf campe un Zoroastro impérieux, veillant étroitement au destin du héros. Son timbre stable et rond, sa projection enveloppante le posent d’emblée dans son rôle de magicien. Comminatoire dans son imprécation intiale (« Lascia Amore e segui Marte »), il se fait sentencieux dans un « Tra caligini profonde » au phrasé bien fluide. Les beaux ornements impeccablement roulés du « Sorge infausta una procellla » annoncent avec brio le tonnerre final, tandis que l’invocation magique « Tu, che del gran Tonante », envoûtante, précède avec bonheur la symphonie enchanteresse délivrée par l’orchestre.
Afin d’incarner le rôle de Medoro, Kristina Hammarström renforce avec à-propos la couleur cuivrée de son timbre. Les ornements du « Se’l cor mai ti dira » sont soignés, et par-dessus tout le très attendu « Verdi allori » est abordé sur un rythme retenu qui met en valeur son implication dramatique. Soulignons aussi la sincérité éclatante du « Vorrei poterti amor », au début du troisième acte. Le timbre nacré de Sophie Karthäuser convient à merveille à Angelica, ses ornements fusent avec bonheur : un « Chi possessore del mio cor » plein d’allégresse, un « Se fedel vuoi ch’io ti credi » en délicieux défi amoureux, une pointe d’acidité qui fait merveille pour le « Non potra dirmi ingrata » aux mélismes bien fluides, un phrasé bien délié qui accentue la poésie délicate du « Verdi piante », et les beaux ornements filés du « Cosi giusta e queste speme ». Mentionnons aussi le beau duo « Finche prendi ancora il sangue », dans lequel son imploration désespérée se heurte aux imprécations d’Orlando. Enfin la Dorinda de Sunhae Im affiche un timbre légèrement cuivré, relevé d’une pointe d’acidité, qui renforce son expressivité ; nous avons aimé la délicieuse hésitation du « Ho un certo rossore », les ornements roulés du « O care parolette » plein de fraîcheur, les ornements ciséles de la cavatine « Quando spieghi » qui contrastent avec la tristesse mélancolique de l’aria suivante « Se mi rivolgo al prato », et son numéro espiègle de Despine avant la lettre « Amor e quai vento », plein de vitalité. Mentionnons encore le magnifique trio de la fin du premier acte avec Angelica et Medoro « Consolatti, o bella », bien balancé entre des voix bien appariées.
Le coffret comprend en outre le livret complet (avec traduction en français, allemand et anglais), une notice musicologique de Reinhard Strohm et un résumé de l’argument (tous deux traduits dans les trois langues). Il n’en fallait pas moins pour cet enregistrement de référence d’Orlando, qu’il sera assurément difficile d’égaler.
Bruno Maury
Technique : prise de son claire et équilibrée
Lire aussi la critique du concert à la Cité de la Musique (19/06/2014)
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