Rédigé par 5 h 45 min Concerts, Critiques

On ne devrait jamais quitter Montauban (Festival Passions Baroques à Montauban 2015)

Ténacité et imagination, telle est la principale leçon que l’on peut retenir de la troisième édition des Passions Baroques à Montauban. Édition réduite dans son ampleur, sa durée et ses invitations par rapport à celle de l’an passé, mais surtout pas dans son inventivité.

Festival Passions Baroques à Montauban
14, 15, 20 et 21 mars 2015

 

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Publication tardive mais originale par notre envoyé spécial sur place, ce compte-rendu des Passions Baroques à Montauban,dont nous avions suivis la précédente édition, s’est résolument placé sous le signe de la création et de l’audace. 

Ténacité et imagination, telle est la principale leçon que l’on peut retenir de la troisième édition des Passions Baroques à Montauban. Édition réduite dans son ampleur, sa durée et ses invitations par rapport à celle de l’an passé, mais surtout pas dans son inventivité.

Lorsque l’ensemble Les Passions Orchestre Baroque de Montauban avait été sollicité par la ville pour organiser un événement musical d’importance dans la cité d’Ingres, alors qu’il est de plus en plus sollicité au niveau national et international, le festival devait être annuel et atteindre une renommée enviée par une programmation prestigieuse. Las, les intentions politiques sont versatiles et la subvention municipale s’est vite réduite à tel point que pour maintenir un bon niveau d’exigence artistique, le festival est devenu biennal. Et dans la grande braderie culturelle que connaît cette année 2015, c’est un exploit de la part des Amis de l’orchestre Les Passions et de son directeur artistique Jean-Marc Andrieu d’avoir pu concocter une programmation régionale de qualité, fédératrice et sortant des senties battus. Ils illustrent quelque part une nouvelle devise culturelle : « Quand on n’a pas d’argent, on a des idées »… Exploit d’autant plus notable que les grands festivals comme Alors Chante ou Jazz à Montauban ont été contraints de jeter l’éponge au profit d’une improbable programmation mixte, syncrétique et « populaire » pour l’été prochain.
Sur deux week-end étaient proposés un triple concert du Messie de Hændel à Montauban et Toulouse, puis d’intéressantes curiosités où la musique baroque apparaît là où on ne l’attendrait pas forcément.

Partage vocal autour du Messie

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© Fabienne-Azéma

Le Messie (samedi 14 mars, temple des Carmes, Montauban ; dimanche 15 mars, 15 h et 20 h Halle aux grains, Toulouse)
Chœurs À contretemps, Archipels, Nota Bene ;
Solistes : Rany Boechat, Soprano ; Leandro Marziotte, alto ; Sébastien Obrecht, ténor ; Julien Véronès, baryton ;
Les Passions orchestre Baroque de Montauban ; direction : Jean-Marc Andrieu

Quoi de plus fédérateur que Messiah, le plus célèbre des quarante oratorios que Hændel composa pour le royaume d’Angleterre ? Le « diable saxon » mit en musique cette histoire du salut évoquant l’annonciation, la nativité, la passion et la résurrection du Christ sur un livret de Charles Jennens, qui compilait des textes de l’ancien testament et le Book of common prayer, familier à tous les Anglais de l’époque, en seulement trois semaines à la fin de l’été 1741. S’agissant d’une musique de partage où le chœur joue un rôle essentiel, avec un orchestre de 25 musiciens, Jean-Marc Andrieu a conçu un chœur important d’une centaine de choristes issus des meilleurs chœurs toulousains : A Contretemps, Archipel (l’atelier vocal du chœur de chambre Les Éléments) et l’ensemble vocal Nota Bene, mais d’autres chœurs ont été conviés, jusqu’à 350 choristes pour chanter le célèbre Alleluia, qui conclut la deuxième partie. Nous sommes loin des énormes effectifs de la tradition victorienne au Crystal Palace de Londres à la fin du XIXe siècle, mais le chef, qui dirige régulièrement l’ouvrage, insiste sur le côté convivial d’une telle rencontre chorale. Et pour que tout le monde puisse chanter et que ce soit une véritable fête musicale, le concert a été donné à Montauban le samedi 14 mars, puis deux fois le lendemain à la Halle aux grains de Toulouse, à 15 h, puis 20 h.

Une aventure chorégraphique caribéenne

Prologue #1 pour psaume

© Fabienne Azéma

Joseph Bologne de Saint-George (1739-1799) : Symphonies op. XI n°1 en sol majeur ; symphonie op. XIX n° 2 en ré majeur ; Quatuors concertants op. XIV n°3 en fa mineur et n°6 en sol mineur.

Prologue #1 pour psaumes (vendredi 20 mars, Espace des Augustins, Montauban) : Chorégraphie : James Carlès ; danseurs : James Carlès, Shihya Peng, Aurore Delahaye, Nick Liestal ;
Les Passions orchestre baroque de Montauban : Liv Heym et Nirina Betoto, violons ; Jennifer Lutter, alto ; Marie-Madeleine Mille, violoncelle ; vidéaste et plasticienne : Elise Perrier ; Création lumière : Arnault Schulz.

Le second week-end commençait avec un étonnant concert chorégraphique dû à la belle rencontre entre Les Passions et la compagnie toulousaine de James Carlès, ce danseur et chorégraphe franco camerounais, dont l’art synthétise ses racines africaines et la culture occidentale contemporaine. On sait que depuis plusieurs années, Jean-Marc Andrieu se penche sur la vaste production du Chevalier de Saint-George, largement méconnue de nos jours et pourtant porteuse de valeurs emblématiques, que l’on nous répète à l’envi. En assistant à un de leurs concerts à Muret, le chorégraphe s’enthousiasma pour l’énergie rythmique fondamentalement liée à la danse dégagée par la musique du « Nègre des lumières ». Rappelons qu’outre un violoniste virtuose et un compositeur habile, Joseph Bologne de Saint-George était un danseur accompli et l’une des plus fines lames du royaume. Personnage phare de la musique de son temps, dirigeant le Concert de la Loge Olympique, le chevalier était l’un des promoteurs français du quatuor à cordes, particulièrement du quatuor concertant qui permettait au violon soliste de briller, dont la forme galante se généralisa dans la seconde partie du XVIIIe siècle, en marge des modèles de Haydn et Mozart. Pour les symphonies, la formation s’adjoint une flûte à bec pour laquelle Jean-Marc Andrieu a réduit les parties de vents, avec quelques percussions pour souligner le rythme.

Évoquant la Guadeloupe par des costumes en madras, la chorégraphie évite le propos biographique pour un questionnement sur le rituel où l’humour n’est pas oublié avec un irrésistible défilé de mode parodique. Tout en laissant une liberté à l’imaginaire du spectateur, James Carlès a voulu créer un triangle vertueux en regard du commerce triangulaire de sinistre mémoire, qui fleurissait au XVIIIe siècle. Selon un vocabulaire résolument contemporain, les trois danseurs évoluent de façon ludique et aimable en parfaite adéquation avec la musique, dans un propos cohérent pour une esthétique d’ensemble des plus appréciables. Ce spectacle renouvelle l’approche du concert par l’harmonieuse association de deux disciplines scéniques.

La continuité des missions jésuites chez les indiens Moxos

Un festival est fait aussi de rencontres et de découvertes. C’était le sens de la conférence de Liz Antezana-Hanel donnée le samedi après midi à l’Espace des Augustins sur « Le Baroque des missions jésuites : une historiographie musicale des indiens Moxos et Chiquitos de l’Amazonie bolivienne ». Ce thème faisait naturellement écho à la tournée des Passions au Pérou et en Bolivie, sur les pas des missions jésuites au printemps 2014. Ils y avaient rencontré Liz Antezana-Hanel à la mission de France, tandis que cette chercheuse travaille également au centre de Civilisations et littératures d’Espagne et d’Amérique de La Sorbonne à Paris.

En une grande heure passionnante elle a interrogé la place des indigènes dans la constitution des quelque dix mille pages de musique baroque conservées dans les archives des anciennes missions jésuites. Si le répertoire musical liturgique des missions fondées par les jésuites à partir de la moitié du XVIIe siècle est considérée comme une grande richesse patrimoniale de la musique baroque latino américaine, on s’était peu intéressé à l’implication des indigènes peuplant ces réductions dans cette production, ainsi qu’à l’interprétation et à la valeur mystique et sociale qu’ils prêtaient à la musique après l’expulsion des jésuites des territoires espagnols en 1767. Pour les indiens Moxos, qui étaient déjà monothéistes, la musique est une représentation inséparable de leur foi et de leur société. Leurs descendants se sont attachés à une pratique musicale continue basée sur la copie de documents musicaux et religieux, qui s’est prolongée par la tradition orale se superposant à leur art rituel. Elle explique que pour les Moxos, la pratique artistique ne fut pas vécue comme une intrusion ou une dépravation des musiques autochtones de la part des jésuites, mais comme une transformation où l’empreinte et le talent des indiens jouèrent un rôle essentiel. Les formes baroques associées aux musiciens Moxos, les instruments fabriqués sur place et les textes dans leur langue constituèrent une nouvelle expression par laquelle les indiens surent utiliser les propositions des jésuites comme une nouvelle perception de la foi, qui s’est construite comme un art à vocation universelle. La musique baroque liturgique flamboyante issue d’Europe est désormais empreinte d’un versant dramatique, qui exprime le cosmos autochtone.

Au début des missions jésuites, la musique se voulait un simple outil de propagande et un instrument de la doctrine, mais elle devint un moteur de survie et de liberté pour le peuple Moxo. Elle est un objet rituel et politique, ainsi qu’une relique qui prouve l’identité indigène. Avant d’être religieux, le premier labeur des missionnaires fut scientifique et artistique. En cela, les jésuites furent explorateurs, anthropologues et ethnologues avant l’heure.
Après le départ forcé des jésuites, cette tradition fut perpétuée par les maîtres de chapelle, qui en détenaient l’histoire et la religiosité. À la fin du XIXe siècle, nombreux furent les Moxos qui avaient abandonné les anciennes missions pour s’installer au cœur de l’Amazonie bolivienne où ils ont mis en œuvre un mouvement messianique et millénariste, la Loma Santa. Ils ont tenté de s’éloigner de la société bolivienne pour rechercher un paradis sur terre où ils pourraient à nouveau recréer le système de vie des missions jésuites. Pour ce faire, ils emmenaient seulement ce qui pouvait représenter la pureté de ce souvenir, c’est-à-dire leur foi et leur musique.

Évasion polynésienne

© Evariste de Monségou

© Evariste de Monségou

Ciné concert Tabu de Murnau (samedi 21 mars, Mémo médiathèque de Montauban) : Projection : Eidos ; Jean-Marc Andrieu, flûte à bec ; Liv Heym, violon ; Marie-Madeleine Mille, violoncelle ; Yvan Garcia, clavecin.

Pour finir, Les Passions se sont prêtées à une expérience inédite pour l’ensemble, par l’exercice du ciné concert, avec le film Tabu, le dernier film de Friedrich W. Murnau réalisé à Bora Bora en 1931. Il s’agit d’un film emblématique de l’histoire du cinéma où le documentaire pur avec des acteurs amateurs à la façon de Robert Flaherty, devient une fiction à l’esthétique picturale. Outre des tensions entre les deux associés, le tournage fut difficile avec quelques noyades et Murnau périt dans un accident de voiture quelques jours avant la sortie du film.

On oserait dire que le tabou est double puisque Les Passions se substituent à la musique composée par Hugo Riesenfeld. Le compositeur avait d’ailleurs combiné les thèmes de l’aurore avec des pièces de Mendelssohn, Bizet et Massenet, qu’il abandonnera finalement pour ne pas donner une touche de romantisme européen.

Le choix des pièces fut collectif avec la volonté de ne pas tomber dans le piège descriptif. En formation de quatuor avec un violoncelle baroque, un violon, une flûte à bec et un clavecin, la musique baroque cadre parfaitement avec cette tragique fable amoureuse exotique. Une histoire d’amour contrariée par le destin de la jeune fille, appelée à devenir vierge consacrée, assortie de la fuite de deux amants et de leur poursuite par le grand prêtre, cela peut être digne d’un opéra baroque… Avec des extraits d’œuvres de Corelli, Leclair, Telemann, Couperin, Rameau et Purcell, la musique véhicule des sentiments en regard de la forte émotion portée par les images. En marge de la partition, la flûte de Jean-Marc Andrieu accompagne certains mouvements de la caméra. On s’amuse à reconnaître certains passages des Concerts royaux de Couperin, la danse des Sauvages des Indes galantes de Rameau et la Mort de Didon de Purcell lorsque Matahi se noie à la poursuite du bateau qui emmène sa bien aimée Reri.

Avec un tel voyage, on ne pourra pas dire que ces troisièmes Passions Baroques à Montauban furent au rabais ! Rendez-vous pour la quatrième édition en 2017.

Évariste de Monségou

Étiquettes : , , , Dernière modification: 8 juin 2021
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