Rédigé par 13 h 22 min CDs & DVDs, Critiques

Amour, délice…et orgue ! (“Il n’y a pas d’amour heureux”, La Palatine – Ambronay Editions)

“Pour changer en amour notre amourette,
Il s’en serait pas fallu de beaucoup,
Mais ce jour-là, Vénus était distraite,
Il est des jours où Cupidon s’en fout…”

Georges Brassens, Cupidon s’en fout

Il n’y a pas d’amour heureux

Giovanni Girolamo Kapsberger (vers 1580-1651) : Rosa Bianca
Gregorio Strozzi (1615-1687) : Balletto primo
Luigi Rossi (vers 1597-1653) : Begl’occhi che dite ?
Alessandro Piccinini (1566-1638) : Toccata V, Corrente III, Ciaccona in partite variate
Tarquino Merula (vers 1595-1665) : El me tira
Mario Savoni (1608-1685) : Fermate, occhi, fermate
Cipriano de Rore (1515-1565) : Ancor che col partire (diminution de Riccardo Rognoni, vers 1550-1620)
Giovanni Salvatore (?-1688) : Corrente I & Corrente II
Luigi Rossi (vers 1597-1653) : Lamento di Zaida Turca,  Passacaille del Signor Louigi, Dopo lungo penare
Gregorio Strozzi (1615-1687) : Mascara sonata e balata da piu Cavalieri Napolitani del Regio Palazzo
Angelo Michele Bartolotti (1615-1681) : Prélude
Tarquino Merula (vers 1595-1665) : Quand’io volsi l’altra sera
Bellerofonte Castaldi (vers 1580-1649) : Sonata Prima
Claudio Monteverdi (1567-1643) : Lamento d’Arianna
Georges Brassens (1921-1981) : Il n’y a pas d’amour heureux

Ensemble La Palatine

Marie Théoleyre, soprano
Noémie Lenhof, viole de gambe
Nicolas Wattinne, théorbe et guitare baroque
Guillaume Haldenwang, clavecin et orgue
1 CD digipack, Ambronay éditions, 2022. 59′

Audacieux programme que celui osant embrasser et presque marier Monteverdi et Brassens, Kapsberger et Aragon. Car si le titre emprunte à l’un des plus célèbres textes du poète un temps Dada (recueil La Diane Française, 1944), dont la (bonne) réputation devra beaucoup quelques années passées au chanteur sétois, cet enregistrement ose plus que cela, faisant résonner en introduction de programme quelques mélodiques accords à nos oreilles reconnaissables de la mise en musique du poème, un rappel et un appel à nous mettre en conditions.

Car l’Ensemble La Palatine le confesse, ils furent frappés de la flèche de Cupidon, non pas pour une, mais pour deux œuvres. Tout d’abord, le célèbre Lamento, seul témoignage restant de L’Arianna de Monteverdi (1608), bouleversante lamentation d’Ariane pleurant le départ de Thésée (Teseo). Une plainte qui échappe au lacrymal un peu mièvre pour s’envoler vers une ampleur et une complexité bouleversante, porté par la voix aussi limpide qu’expressive de Marie Théoleyre, que l’ensemble accompagne avec une justesse et une absence d’artifices remarquables. D’une grande clarté d’élocution, déployant une belle palette chromatique, la jeune soprane éblouie, se jouant des complexités et des sauts de rythme de la partition, incarnant une Ariane sensible et touchante et faisant de cet air, presque étonnamment rejeté en fin d’enregistrement, une acmé incontestable de ce programme. Une interprétation parfaite, une composition de Monteverdi dans la parfaite maîtrise de son art, mais aussi, permettons-nous de le souligner, un livret admirable du librettiste florentin Ottavio Rinuccini (1562-1621), apte à distiller toute la portée universelle de cette adaptation de l’un des plus célèbres mythes de l’Antiquité.

Et plus que la musique, c’est la portée du texte séduit l’ensemble et dresse et pont entre les berges de l’Arno et la chanson Rive Gauche de la Seine.  Une proximité que l’Ensemble La Palatine nous rend naturelle, osant comme une évidence marier à Monteverdi une reprise de la chanson de Georges Brassens, immédiatement après l’exécution du Lamento, en soulignant l’intacte puissance. Une audace qui s’avère donc une évidence et autour de laquelle l’Ensemble La Palatine tisse un programme habile à nous emmener à la découverte de ces affetti amoureux dont regorge le répertoire italien du dix-septième siècle, s’extrayant des compositions purement liturgiques et pas encore prompte comme quelques décennies plus tard à se jouer des jeux de l’amour et du hasard, avec un détachement un peu goguenard. Comme un parallèle aux autres arts, la musique baroque italienne se détache quelque peu de la religion et si elle ne verse pas encore dans le libertinage, elle se rapproche indéniablement de la poésie antique, dans ses thèmes et les textes qui l’accompagnent. La Palatine, jeune ensemble fondé en 2019 tire son nom et rend par celui-ci hommage à la plus célèbre des princesses Palatines, à savoir Elisabeth-Charlotte de Bavière (1652-1722), d’une beauté toute mesurée (surtout si l’on se réfère au célèbre portrait qu’en fit Hyacinthe Rigaud en 1713), mais charmant son entourage d’une érudition sans failles et d’un trait de plume toujours juste et souvent perfide, faisant de cette belle-sœur de Louis XIV (elle avait épousé Philippe d’Orléans) et prolifique épistolière (on parle d’un corpus total de près de 60 000 lettres) une source de renseignements sans égal sur la vie de la cour.

S’inscrivant dans cette filiation à la fois érudite et audacieuse, La Palatine explore quelques savoureuses pages du baroque italien à l’exemple dès le début de programme de cette Rosa Bianca de Kapsberger, vénitien de filiation germanique, parade amoureuse et ostensiblement charnelle dans laquelle la voix de Marie Théoleyre fait encore merveille, enthousiasmante de fraicheur, délivrant des aigues emprunts d’une grande clarté et accompagnée d’une mélodie rythmée dans laquelle guitare baroque (Nicolas Wattine) et viole de gambe (Noémie Lenhof) s’accordent sans se submerger, offrant une captation d’un grand relief qui marquera d’ailleurs l’ensemble de l’enregistrement.

Originaire de Lucanie et ayant principalement exercé à Naples Gregorio Strozzi (1615-1687) propose des partitions représentatives de cet esprit de la musique du sud de la péninsule, sachant à la fois rapidement s’affranchir de quelques conventions entravantes et puiser dans la musique populaire un sens enjoué du rythme que vient savamment réhaussé l’art contrapuntique du compositeur. la Palatine a sélectionné un court Balletto primo où se répondent viole de gambe et théorbe de manière gracieuse, bien qu’encore un peu sage, et un Mascara sonata e balata da piu cavalieri Napolitani del Regio Palazzo, resserré et savoureux, dans lequel les interprètes soulignent le caractère hispanisant de la rythmique.  

Apulien des contreforts du Gargano, Luigi Rossi (vers 1597-1653) est aussi l’un des dignes représentants de la musique napolitaine du dix-septième siècle, surtout connu de ce côté des Alpes pour son Orfeo (1647), monté à Paris à l’instigation de Mazarin. Notons au passage la collusion des destinées dans la mesure où c’est probablement durant le siège de Mantoue vingt ans auparavant que devait s’illustrer pour la première fois les talents de diplomate du Cardinal et disparaître la partition de l’Arianna de Monteverdi. Des quatre morceaux présentés, retenons particulièrement l’expressivité vocale dégagée dans le Begl’occhi che dite ? et l’absolument remarquable prestation de la soprano dans le Lamento di Zaida Turca, aux ornements saisissants.

Dans ce voyage italien, nous ne pouvons faire l’impasse sur les œuvres présentées de Alessandro Piccinini (1566-1638), pour le coup moins méridional et n’ayant que peu quitté les villes de la plaine padane (Mantoue et Ferrare où il exerça, en étant originaire de Bologne) et auquel les interprètes rendent justice dans l’art maîtrisé de la guitare baroque, à la fois souple et enjouée, aussi plaisante que légère.

L’urgence quasi panique domine et la vision même de l’amour est la source du crève-cœur, c’est ce que semble nous dire Mario Savioni (1608-1685) dans son Fermate, occhi fermate, autre grand moment de ce programme, sublime lamentation amoureuse où rivalisent d’expressivité vois, guitare, viole de gambe, théorbe et clavecin, concentrés dans la narration d’un même désespoir, où l’amour, loin d’être salvateur, n’apparaît que comme une souffrance terrestre, une dépendance humaine quasi incontrôlable.  

Si l’on croise au détour de ce programme quelques noms délaissés, Giovanni Salvatore (mort en 1688, un temps maître de Alessandro Scarlatti), Tarquinio Merula (vers 1595-1665), Angelo Michele Bartolotti (1615-1681) ou encore Bellerofonte Castaldi (vers 1580-1649), nous refermerons ce catalogue en soulignant la belle clarté de la viole de gambe associée à l’orgue dans l’impeccable Ancor che col partire de Cipriano de Rore (1515-1565, diminutions postérieures de Riccardo Rognoni), aussi extatique que mélancolique et discret chef d’œuvre d’un enregistrement passionnant de bout en bout, aussi bien dans sa thématique, originale, quand dans le choix d’œuvres remettant en lumières quelques compositeurs majeurs du premier baroque italien. Ajoutez à cela une interprétation gracieuse de cette très prometteuse La Palatine et vous saurez que s’il n’y a pas d’amour heureux… nous, nous avons beaucoup aimé.

 

                                                                                   Pierre-Damien HOUVILLE

Technique : enregistrement dynamique et équilibré

Étiquettes : , , , , Dernière modification: 23 février 2023
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